jeudi 5 janvier 2012

Rachmaninov : des mains d'acier, et un cœur d'or



Mes amis m'ont dit « fais plus court » !

Bref. Je vais essayer d'être bref.

Mais comment lui rendre justice? Serguei Rachmaninov est un véritable géant, pianiste de légende, chef d'orchestre et compositeur, le dernier romantique russe, bien égaré dans un vingtième siècle déjà dissonant.

Depuis l'Olympe du Piano il nous regarde avec son visage d'aristocrate, buriné et impassible : il doit pourtant se marrer quand il voit les clips de Lady Gaga ! Je veux déclarer ma flamme à ce compositeur de génie longtemps méprisé par les érudits du secteur, parce que sa musique serait trop virtuose, trop «compliquée», trop sentimentale : celle d'un «charmant fantôme», délicieusement surannée peut être, mais en retard sur son temps.

Rachmaninov naît en 1873 près de Novgorod, au cœur de l'ancienne Russie, alors que le romantisme musical européen brûle de ses derniers feux : Chopin est mort depuis presque 30 ans, et Liszt vit avec Wagner son génial crépuscule. Glinka, le fondateur de la musique moderne russe, a ouvert la voie 40 ans plus tôt avec sa « Vie pour le tsar ». Tchaikovski a 33 ans ; il défend une musique slave d'héritage germanique, redevable de Beethoven et Mozart ; même si ses concertos contiennent quelques danses de cosaques, ils auraient bien pu être composés par Brahms. Ses ballets bien délicats évoquent plus les ors du Mariinski que les isbas grossières noyées dans les forets de bouleaux.

Au même moment, le « Groupe des cinq », une poignée de musiciens amateurs et visionnaires, inventent un langage musical « nationaliste », un brin orientalisant, viscéralement russe. Leur musique slavophile, avec de forts emprunts à l'histoire et au folklore, exprime l'idée d'une Russie eurasienne qui cesse d'imiter l'Occident comme l'avait voulu Pierre le Grand, dans l'architecture comme dans la peinture. Grand orchestrateur, Rimsky-Korsakov nous a offert Shéhérazade, aux mélodies généreuses et ondoyantes, Borodine, son opéra « Prince Igor» dont les « Danses polovtsiennes » tourbillonnent jusqu'au vertige, avant de nous transporter plus loin « Dans les steppes de l'Asie Centrale » de son poème symphonique éponyme. Moussorgsky, un bon alcoolique, reste célèbre pour sa Nuit sur le Mont Chauve, terrifiant sabbat de sorcières, et son opéra Boris Goudonov. Ses « Tableaux d'une exposition », bien orchestrés par Ravel, restent un cheval de bataille pianistique ; pas autant que l'Islamey de Balakirev, que Liszt qualifiera de « bruit oriental charmant », alors qu'il est plus redoutable que n'importe laquelle de ses Etudes !

Dans ce nouveau paysage musical russe, quelle voie pourra alors emprunter Rachmaninov?  Il s'éloigne des thématiques historiques et légendaires du groupe des Cinq et laisse la place à son chant intérieur intarissable, une musique pure, slave, mélodieuse mais jamais tapageuse.Sa poésie est grave, mélancolique et virile. Elle évoque parfois la Mort, l'Amour, l'exil, la nostalgie ; elle peut être puissante, exaltée, colossale, volcanique ! Pourtant, on ressent une retenue et une droiture qui tranchent avec la fragilité de Chopin, la folie de Schumann, et la tradition d'affectation qui empoisonne le romantisme musical. La musique de Rachmaninov est en bonne santé. C'est un rêve qui se poursuit. Quand on ferme les yeux, on peut imaginer l'infini des paysages de Levitan, les cloches des monastères, qui fascinaient tant Rachmaninov ; mais le plus souvent, sa musique reflète juste l'ample mouvement de son âme.


Extrait de l'incroyable documentaire de Bruno Monsaigeon : Richter l'insoumis
(sombre ouverture du 2ème concerto de Rachmaninov, sur fond de mort de Staline)

Elle n'est pas faite pour un salon mondain : universelle et intemporelle, elle vient du cœur et parle à notre âme. La muse ne changera pas au cours de sa vie : presque insensible aux audaces de la modernité, Rachmaninov gardera toujours son style mélodique et ombrageux.

Sa formation musicale au conservatoire de Moscou avec le sévère Sverev, ami de Tchaikovski et d'Anton Rubinstein (fondateur du conservatoire de St Petersbourg), lui donnera une discipline redoutable qui fera de lui un des plus grands virtuoses du 20ème siècle. Il lui donne accès à sa bibliothèque et l'emmène à l'opéra. Très vite, le jeune Rachmaninov est attiré par la composition, qu'il étudie avec Arensky et Taneiev, dont les partitions sont aujourd'hui rarement données en concert, à tort ! Siloti, élève de Liszt et bon transcripteur de Bach, lui donne aussi des cours de piano : avec son copain Scriabine (un sacré génie qui deviendra cinglé), Serguei est entre de bonnes mains.

Dès ses vingt ans, il rencontre le succès avec son opéra Aleko, son trio élégiaque n°2 (ne l'écoutez pas un jour de novembre dans les Ardennes sinon vous finirez au Whisky-Xanax, ou alors prévoyez du Patrick Sebastien après). A noter également, l'emblématique prélude en do dièse mineur.


Prélude en do dièse par Joseph Hofmann : quand on le regarde, tout à l'air si simple!

Cette pièce sombre et théâtrale, avec sa tempête d'arpèges et ses accords finaux révoltés deviendra tellement populaire que le public le réclamera à chacun de ses récitals, ce qui aura le don d'agacer profondément Rachmaninov. Il composera plus tard, comme Bach et Chopin, 23 autres préludes.

Son plus bel exploit de jeunesse est certainement son premier concerto, opus 1. Le génie mélodique est tel qu'on peine à imaginer le travail d'un jeune homme de 18 ans. Maintes fois révisé, cette œuvre est l'affirmation un peu orgueilleuse d'un jeune prodige : la fanfare du début, une volée dramatique d'octaves, et une mélodie suave, qui sera martelée sur le clavier dans une redoutable cadenza à la fin du premier mouvement.



Car jouer Rachmaninov, tous les pianistes vous le diront, c'est un engagement physique (regardez Valentina Lisitsa, sans l'orchestre!). Le second mouvement est langoureux, le piano est cristallin, presque aquatique ; le troisième, peut être plus convenu. Ce concerto doit beaucoup à Tchaïkovski, à Grieg et surtout, comme le reste de l'œuvre pianistique de Rachmaninov, à Liszt. Cependant, même dans ses morceaux les plus emportés, la virtuosité n'est jamais une fin en soi : elle vient amplifier la voix du pianiste, et dans ses audaces, annonce parfois le style « motoriste » des Sonates de Prokofiev (Etudes Tableaux).

Un grand choc se produit alors dans la vie de Rachmaninov, et une sacrée anecdote pour vos dîners en ville. En 1897, il présente sa première symphonie, une œuvre puissante et ambitieuse, qui démarre dès les premières mesures dans un climat tourmentéUn bel adagio, puis une fin triomphale sur fond de variations sur le thème grégorien du Dies Irae. Cette mélodie funèbre qui fascina Liszt, Berlioz et Saint Saens (Totentanz, finale de la Symphonie Fantastique, Danse Macabre), revient comme un leitmotiv dans la musique de Rachmaninov, qui était obsédé par la mort et la fatalité du destin, notamment dans ses Rhapsodie sur un Thème de Paganini, Sonate n°1, Ile des Morts. Mais nous y reviendrons.


Cette symphonie fut malheureusement un cuisant échec pour Rachmaninov. Lors de la création, le compositeur Glazounov, mauvais chef d'orchestre, était ouvertement ivre, et il avait très mal répété ! (Chostakovich le surprendra plus tard en train de picoler entre deux leçons au conservatoire de St Petersbourg). La performance fut affreuse et donna lieu à une des critiques les plus méchantes qui soit, par César Cui, le moins illustre du « groupe des cinq » : S’il y avait un conservatoire en Enfer et qu’un de ses élèves avait eu l’obligation d’écrire une symphonie sur le thème des plaies d’Égypte, il aurait pu écrire celle-ci et aurait comblé de joie les habitants de l’Enfer.


Quel salaud ! Cette œuvre est certes sombre et pathétique, mais elle ne mérite pas une telle injure. Peut être que Rachmaninov a lancé sur lui sa propre malédiction, inscrivant en exergue de sa partition une phrase de Saint Paul : « la vengeance est mienne ! » . Drôle d'entrée en matière. Après cet échec, Rachmaninov sombrera dans une profonde dépression, qu'il mettra plusieurs années à surmonter. Il détruira la partition, qui sera reconstituée après sa mort avec le matériel d'orchestre. Il consulte début 1900 un médecin neurologue et hypnotiseur, Nicolas Dahl, qui entreprend de lui redonner confiance en lui afin qu'il compose son deuxième concerto. Puis il part se reposer au soleil de Yalta, où il rencontre Tchekhov et fait chanter ses mélodies par Chaliapine...

Rachmaninov parviendra-t-il à se sortir de cette grande déprime ? Pourra-t-il se redresser pour donner naissance à de nouveaux chefs d'oeuvre ? Comment se passera sa vie de pianiste exilé après la chute de Nicolas II? Et quels groupes de rock ont repris ses mélodies ?

Vous le saurez au prochain post, mes chers lecteurs.



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