samedi 16 novembre 2013

Cyberpunk is back


Le jour s’achève et je suis submergé par un bien-être plus puissant qu’une marée d’équinoxe, quand mon tramway jaune canari m’arrache à mon bureau, et s’enfonce dans une nuit sans étoiles vers ma chambre en contreplaqué monastique. Le jour s’achève, et je bio-hacke mon cerveau au thé Earl Grey pour vous jeter avec brio mes chapelets d’adjectifs apaisants, billets d’humeur cosmiques, volutes de fumée verbale dans la fraicheur nocturne. Je n’ai plus qu’à saisir les substantifs pour vous les servir comme un blogger burger, entre deux tranches de contenu mal grillé. Le sésame, ce sont les accents, le sel des mots. Le jour s’achève, et tu me manques, lecteur, toi qui arpentes une fois de plus la décrépitude délavée des couloirs de la ligne 4, en attendant qu’un RTT meilleur vienne t’arracher au calvaire sans stigmates de ta vie de cadre.



C’est pour ça que je veux t’écrire ce post. J’ai vu deux films récemment : Elysium et Oblivion. Deux
excellentes dystopies cyberpunk. Une dystopie ? C’est le contraire d’une utopie, un univers situé dans un futur déchiré par la folie des hommes et/ou au choix : des catastrophes naturelles, le réchauffement climatique, des guerres civiles ou fratricides, le Jihad, le racisme, le gauchisme, les aliens, ou tout à la fois, généralement dans un monde-bidonville ultra-capitaliste écrasé par un monopole militaro-industriel invincible. Sympa. Chaque dystopie modélise un cauchemar différent : délabré et cynique comme le Détroit en faillite de Robocop, carcéral dans Fortress, eugéniste dans Bienvenue à Gattaca, télévisuel dans le Truman Show, glauque dans Soleil Vert où les pauvres mangent des restes lyophilisés de vieillards suicidés pour survivre, destroy et désertique comme Mad Max, solitaire et extinctionniste comme « I am Legend », au lendemain d’une pandémie, où Will Smith arpente en Dodge Viper un New York vide, peuplé de lions, de gazelles et de zombies nocturnes.

D’autres films surfent sur les peurs millénaristes, comme le blockbuster fast food « 2012 », et sa référence débile au calendrier Maya, ou le navrant Armageddon. Déjà une dystopie, dans les années 20, quand Fritz Lang sidérait le monde avec sa Métropolis visionnaire, ville inhumaine de lumpen-prolétaires dévorés par le Moloch des usines souterraines pendant que les nantis font des orgies à la Otto Dix au sommet de vertigineux buildings art-déco. Le genre a connu des fortunes diverses. Il faut oublier le Manhattan, prison géante, zoo darwinien d'« Escape from New York » avec son Kurt Russell en cow-boy cyclope et barbu. Je vous épargne les naufrages épouvantables de Waterworld et Postman du grandiloquent Costner. Mais récemment, j’ai été agréablement troublé par Time Out d’Andrew Niccol, planté dans un Los Angeles-favela hérissé de check-points pires qu’à Ramallah, que Justin Timberlake franchit à la poursuite du temps. De précieuses secondes, unités de vie dans un monde aseptisé où l’argent a disparu au profit d’une durée de vie inégale entre les riches et les pauvres… 

Le cyberpunk naît quand la technologie avancée et un esprit rebelle viennent se greffer à ces visions maudites de l’avenir. Car le cyberpunk, c’est avant tout l’esthétique du hacker érigé en rock star. L'audace d’un héros seul face au système, qu’il pirate cyniquement à son profit depuis son laptop, pour le faire exploser de l’intérieur. Punk, car dans cet univers post-moderne, post-apocalypse, le futur est déjà passé, et l’avenir est sans espoir. Les villes sont un chaos underground et nihiliste, à la culture globish illisible, des babels privatisées sous tension. La seule action possible du héros cyberpunk, c’est la lutte désespérée, suicidaire, solitaire contre la Matrice, le Système, ou le Conglomérat. Le héros de Watch Dogs, futur bestseller d’Ubisoft, est un misfit qui hacke la ville de Chicago depuis son smartphone. Dans l’univers nocturne du cyberpunk, la technologie engendre un fantastique pessimiste, où le rêve rejoint la réalité virtuelle, comme dans Matrix ; les geeks prennent leur revanche, et bio-hackent leur propre corps, pour devenir des humains augmentés.


Le film cyberpunk par excellence est Blade Runner, thriller noir d’une ville-monde post-tokyoïte où l’on parle le cityspeak, un mélange de japonais, d’allemand et d’espagnol, un anti-espéranto pour prolos. Le Los Angeles de 2019, aux bas-fonds peuplés de putes en plastique et de cinglés, est noyée dans une nuit éternelle, sous une pluie diluvienne. Des bolides volants serpentent entre les torchères de raffineries pétrolières et des buildings gothamiens de proportions inhumaines où brillent de mille LED des pubs Coca-Cola géantes, et des vidéos de Geishas. A cette époque les Etats-Unis rêvaient encore du Japon. 

Dans des appartements boisés rétro-futuristes à la Frank Lloyd Wright, Harrisson Ford traque les réplicants, ces androïdes clonés sans passé ni souvenirs, qui ont décidé de tuer leurs créateurs (un thème constant de la SF, du Frankenstein de Shelley à I, Robot en passant par 2001 l’Odyssée de l’Espace). Ce qui est amusant, c’est que le modèle de fabrication des réplicants est Nexus, comme les tablettes de Google. Une interrogation métaphysique est troublante : qu'est ce qui différencie les androïdes des humains ? Leur manque d'empathie, leur absence de souvenirs, voire leurs souvenirs implantés artificiellement ? Pourtant, Harrison Ford se laisse charmer par la belle Rachael, qui est un Nexus 6. Le film est inoubliable pour les vagues de synthé océaniques de Vangélis nous immergent dans un son d’une puissance wagnérienne, scintillant, fascinant et inquiétant, tandis que se reflètent dans l’iris d’Harisson Ford les flammes et les lumières de la ville-monde.  Métropolis de Fritz Lang est la mère de toutes ces visions hallucinées de babylones du futur, la plus forte, la plus fascinante qui soit, déclinée à l’infini, du Cinquième Élément aux BD d’Enki Bilal.




Elysium n’a évidemment pas le génie narratif de Blade Runner, issu d’une des meilleures nouvelles de Philip K Dick, « Do androids dream of electric sheep ? » En vérité, Elysium a été descendu par la critique, sauf par l’intelligent Wired. Mais j’ai bien aimé ce film pour son atmosphère.

Matt Damon est un ancien braqueur baraqué devenu ouvrier pauvre, sur une planète Terre bidonville poussiéreuse, sous la férule de robots flics très susceptibles pilotés par de méchants humains capitalistes. Ils peuvent vous fracturer un bras pour un regard mal placé : l’intelligence artificielle a beaucoup progressé, les robots comprennent quand on se fout de leur gueule. Contrairement à Soleil Vert où Charlton Heston manque avant tout de pain et de viande, ici il n’y a presque pas de soins médicaux : on vit plus mal qu’à Port-au-Prince en 2013. Pendant ce temps-là, les riches règnent sur la Terre depuis une station orbitale privée nommée Elysium,  un immense Beverly Hills lové dans un anneau spatial de 100km de diamètre, avec golfs, piscines et villas au clair de la Terre, mon ami Pierrot. Des cabines ressemblant à des machines à bronzer leur réparent le corps, ce qui donne aux rupins une santé éternelle. Jodie Foster administre cette station Mir de luxe avec le charme d’une maîtresse d’école psychofrigide en tailleur Chanel. Les réfugiés terriens sans visa qui débarquent en vaisseau spatial sont exterminés sans pitié, alors qu’ils veulent simplement se servir des cabines médicales pour soigner leurs gosses. Horrible.



Gravement irradié dans son usine, Matt Damon n’a plus que 5 jours à vivre, donc plus rien à perdre. Il

devient robin des bois involontaire : une bande de hackers lui greffe un exosquelette directement relié à sa moelle épinière, qui décuple sa force et lui permet de tirer avec des armes relativement méchantes. Parti sur la station spatiale pour se soigner, traqué par des mercenaires, il introduit dans le système un virus volé directement dans le cerveau du patron du directeur de l’usine (on retrouve le thème de l’info stockée dans le cerveau, du cultissime Johnny Mnemonic, un des premiers films sur la réalité virtuelle). Il reboote entièrement le système, ce qui équivaut à une révision constitutionnelle : tous les terriens redeviennent des citoyens à part entière. On devrait expliquer ça à François Hollande. Cette atmosphère est vraiment cyberpunk : bio-hacking, armes dévastratrices,  futur crépusculaire, station spatiale de luxe. Bloemkamp signe ici sa deuxième œuvre de science-fiction après le très réussi District 9, où des aliens débarqués sur Terre se retrouvent parqués dans des camps de réfugiés près de Johannesbourg, sur fond de références à l’apartheid et de milices paramilitaires. Un must.



Elysium fait écho à System Shock, un first person shooter des années 90 qui est une référence absolue du Cyberpunk. Capturé par les membres d’une omni-multinationale après avoir piraté leur système, un jeune hacker est transporté sur une station orbitale, où il lui est greffé un implant neuronal permettant d’interagir avec le système. Quand il se réveille, la station entière est un chaos aux murs couverts de sang : un superordinateur à l’intelligence artificielle redoutable, Shodan, règne sur les lieux et mijote de créer un virus mortel pour contaminer la planète. Quelques zombies massacrés plus tard, il est possible d’affronter Shodan dans un monde de 3D fil de fer à la Tron pour l’anéantir. Avec Doom et Duke Nukem 3D, ce jeu a bercé mon enfance. Je suis un cyberpunk sans le savoir.


Mais je dois reconnaître qu’Oblivion m’a encore davantage transporté. Vous en saurez plus dans mon prochain post.


samedi 2 novembre 2013

Mon post de come-back de la rentrée pour toi, lectorat des autoroutes de l’information.



Bonjour à toi.  Tu m’as manqué. Je voulais t’écrire, mais je n’ai pas senti cet appel des profondeurs, cette étincelle fugace, ce séisme du Génie qui m’ébranle comme un séisme arménien tous les 6 mois, quand je bois 1 litre de Nescafé Leader Price, avec Misty d’Erroll Garner à fond dans les tympans, fumant des Lucky dans mon lit monastique en caleçon Zara, en attendant que se produise sur mon laptop cet ouragan démiurgique et prométhéen, que la dictée de Dieu tombe sur moi comme un Poltergeist dans un Maelström, que mon Doppelgänger le blogueur saisisse le Zeitgeist avec une légère Schadenfreude, et m’inspire ce post fulgurant qui retentira comme l’éclair dans la brume forestière d’Ettlingen (Baden-Württemberg). J’attendais avec une passivité procrastinatrice ces bouffées de self-empowerment, quand retentit sur l’écran mon cri intérieur, plus fort que le brame du cervidé dans la commune voisine de Bad Herrenalb (Forêt Noire).



Je ne t’ai pas entendu non plus me supplier à genoux de revenir sur cette scène cybernétique où je me suis
tant exposé aux quolibets d’une foule vagissante de cliqueurs blasés dont tu fais partie. As-tu réclamé cette Vie de Liszt que je promets à mon entourage depuis 10 ans, quémandé ce post sur le clash Booba-La Fouine sous l’angle des duels de pianistes, ce plaidoyer pour la réouverture des maisons closes Belle Époque, ou mon ode la renaissance du cyberpunk ? Non je ne t’ai pas entendu, sauf toi, @eronoele, et toi, @benmsnl.

J’aime à croire que l’esprit de l’écrivain serait une sorte de capteur photosensible qu’il suffirait de pointer vers l’extérieur pour qu’il s’imprime un texte digne de vos yeux, parce que mon regard est unique, et en même temps, je suis humain comme vous, ô mes semblables qui lisez ce post au péril de votre emploi de consultant intérimaire en système d’infos. Les rêveries à rallonge de Proust les yeux mis-clos, à la tombée de la nuit, à la lisière des rêves (j’ai lu les trois premières pages de la Recherche) nous touchent parce que ce sont les émotions universelles d’un animal humain qui sent, souffre et désire, sauf que la plupart d’entre nous ne savent pas l’écrire… de la même manière que si j’éteins les essuie-glaces de mon chalutier au milieu d’un tsunami, je verrai exactement la même chose que Turner au réveil quand il va à la boulangerie, mais je ne saurai pas le peindre.


Moi blogueur, il y aura toujours de la place pour des informations douteuses, fausses et biaisées, pour l’absence de documentation érigée en système et les rapprochements brumeux, les intros qui font pschitt, les plans en une partie sans idée-force, sans ligne de partage, sans ligne rouge ou verte. Moi blogueur, la paresse, la procrastination et la mauvaise foi auront leur droit de cité sur la Toile. Moi blogueur, le découragement, la dépression et la dévalorisation de soi trouveront toujours une esthétique et un relais de croissance. Moi blogueur, une plume baveuse masquera toujours l’indigence du raisonnement, un poème pillé remplacera sans lustre la lyre hugolienne. Moi blogueur, je n’aurai de cesse d’affirmer contre vents et marées que l’amitié franco-allemande est soluble dans la colocation avec un cinglé, le recyclage des bouteilles consignées, et qu’une guerre chimique pourrait toujours avoir lieu pour des raisons gastronomiques.


Mais moi blogueur, vous ne trouverez pas plus grand chantre de l’héroïsme pianistique, meilleur rhapsode de l'écoute dy 1er concerto de Medtner dans une Golf Essence à l'ombre des sapins noirs des Ardennes, quelque part à la frontière belge, un soir de Novembre 2007. C’est pour ce type de moments que mon blog existe. Pour ces pensées solaires de 15h37. C’est pour regarder  le fleuve vitreux qui me traverse, y pécher des poissons d'or poétiques et vous les servir en bâtonnets d'adjectifs panés. C’est pour oublier que vous faites un triple menton devant Outlook. C’est pour oublier que le dernier livre que vous avez lu, c’était le mode d’emploi de votre poupée gonflable. C’est pour oublier le flap-flap pathétique de la chauve-souris de vos espoirs contre la vitre froide du Réel. Pour oublier que vos idéaux ont sombré comme un uBoot rouillé dans le fjord glauque du pack Office.

Comme le montre au quotidien un séjour en Allemagne, la vie d’un homme est une série d’épreuves initiatiques qu’il convient de surmonter par la pratique régulière d’un sport-alibi et de l’écriture automatique.


Je trempe donc ma plume dans du Jägermeister et j’y retourne.


samedi 21 septembre 2013

Liberace, folle du piano bling


Avis aux pianomaniaques, ce soir je veux louer Steven Soderbergh pour son excellent film sur le pianiste Liberace.

Qui est Liberace ? Un prince du kitsch, une folle du piano à paillettes échappée de sa cage, une bête de scène aux costumes exubérants. Un mix de Richard Clayderman et Lady Gaga, un hybride fou de Vladimir Horowitz et Michael Jackson, un faux Liszt du moonwalk pianistique en chemise à jabot. Une comète éblouissante qui ferait passer Elton John pour un moine franciscain et Michou, pour un séminariste frigide.



Liberace, un temps l'artiste le mieux payé du monde, avait un instinct de showman, c'était un cabotin sachant flatter et séduire son public avec des anecdotes édifiantes et une virtuosité facile, tape à l'oeil. Dans ses shows à Vegas, il cultive la sobriété : quand il ne vole pas suspendu à un câble, il débarque sur scène en limousine blanche, en manteau de fourrure de lapin, avec une traîne royale de 10 mètres. Maestro s'installe sur son piano à queue scintillant comme une boule à facettes, surmonté d’un immense candélabre, sa marque de fabrique. D’où le titre du film : Behind the Candelabra. Chacun de ses concerts est une invitation à entrer dans un univers baroque et foisonnant. Quel panache ! Quel cinglé ! 


Liberace affirmait lui-même avoir relancé l'industrie autrichienne du strass. Sur scène, sa virtuosité clinquante brille de mille feux : ses mains couvertes de bagouzes 200 carats plaquent sur l'ivoire les grands standards qui firent son triomphe. 

du boogie-woggie, un nocturne de Chopin, du Rachmaninov à la guimauve, du Tchaïkovski en sucre d'orge, rien ne lui faisait peur ! Les fameux « Chopsticks » ressemblent beaucoup à une rhapsodie hongroise passée par la fête foraine, avec un goût de barbe à papa. Entre deux morceaux, il raconte des blagues, toujours les mêmes, sur son concert privé chez la reine d'Angleterre. Comme une sorte d'Horowitz lâché dans l'univers pop, on reste fasciné par sa capacité à magnétiser le public.


Imposteur ou vulgarisateur ?

Son registre est bien celui de la musique légère, romantique et jazzy, du classique pour les masses, du piano pour tous... son but avoué n'était pas de changer le monde, mais de le distraire, en faisant des masses de cash au milieu du désert. Et il faut le dire, ses arrangements cheap avaient largement de quoi tourmenter dans leur tombe les grands compositeurs germaniques.

Mais nous aurions tort de mépriser Liberace. C'était un bourreau de travail qui prenait très au sérieux sa mission « d'entertainer ». Sa technique, parfaite, était celle d'un grand pianiste classique. Dans cette interprétation du deuxième concerto de Liszt, son jeu passionné et limpide n'a rien à envier à un concertiste de classe mondiale (malgré un orchestre aux sonorités de fanfare de village). 



Liberace, le vrai
Quand il s'agit de jouer « sérieusement » une polonaise de Chopin, en bon vulgarisateur, Liberace pose le stroboscope et met hors concours un bon nombre des clones chinois actuels.  Il a choisi délibérément d'en rajouter : tours de passe-passe, mains croisées, glissandi et autres saltos arrière de virtuose, des pas de funambules visuels un peu inutiles mais toujours efficaces à l'applaudimètre. Le style – pour plaire aux femmes. Le plaisir électrique d'être le meilleur.

Pourtant, même s'il le cachait farouchement à son public principalement constitué de grands-mères sentimentales aux cheveux rouges, Liberace était gay. 100 % gay. Soderbergh le présente comme une véritable folle incarnée de manière hilarante par un Michael Douglas méconnaissable en moumoute sous trois couches de maquillage, entouré dans sa loge d'une véritable cour de mignons filtrés par Scott Bakula, très drôle dans son personnage de vieux biker cuir moustache façon Tom of Finland.


Le film évoque de manière explicite l'idylle passionnée et destructrice de Liberace avec son grand
amour, Scott Thorson (Matt Damon dans le film), un gentil garçon de province grimé en éphèbe aux faux airs de Patrick Juvet. Liberace est tour à tour narcissique et névrosé, séducteur, attachant, flamboyant et dépressif, admirable et glauque. Entre deux concerts sur le Strip, il fréquente les glory holes des clubs les plus sordides. Dans son palais de marbre kitsch rempli de chaises Louis XXXIV et de fauteuils Napoléon VIII, de tapis léopard, de sculptures en toc et de jacuzzis où il descend tous les soirs une bouteille de Dom Pérignon, il règne sur un univers de pacotille. Le soir, quand il retire sa perruque, il devient un tyran domestique doucereux au désir insatiable. Son toy-boy, voué à distraire la diva à la sortie de ses shows, devient une desperate house-queen et connaît une véritable descente aux enfers. Le visage refait pour plaire au maestro, défoncé, meurtri, Thorson finira junkie, délaissé pour un jeune Apollon imberbe en pantalon moulant.




La vie de Liberace est brisée par le Sida, et on touche du doigt la tragédie de cet homme qui a cherché toute sa vie à plaire et à aimer, devenu comme tant de stars esclave de son image, de ses désirs et de son public. Entouré de séraphins, sous une arche géante de touches blanches et noires, le maestro tire sa révérence. Drôles et profondément touchants, les deux acteurs sont au sommet de leur art, en particulier Michael Douglas, qui signe une performance d'acteur stupéfiante, surpassant Jim Carrey fou d’Ewan Mc Gregor dans « I love you Philip Morris ». Cette histoire d'amour homosexuelle qu'aucun studio hollywoodien n'a pris le risque de produire pourrait bien devenir la romance queer de l'année. Et Liberace sera enfin reconnu de tous comme l’empereur du piano bling.




samedi 20 juillet 2013

Mon top 6 des pianistes les plus sexy






Elles jouent de la musique éthérée, elles sont d’une beauté diaphane, mais elles donnent envie d'un outrage aux mœurs entre la contrebasse et la grosse caisse. Pour le dire plus poétiquement, quand elles effleurent les touches, c'est un torrent de feu qui se déverse sur votre libido modérée d'auditeur de France Musique. Le phénomène n'est pas nouveau : de Martha Argerich à Lola Astanova, du Carnegie Hall à Pleyel, les Aphrodites du solfège font des ravages.

Imaginez la scène. Vous êtes comme d'habitude au théâtre des Champs-Elysées, dans cet écrin orchestral surfait dont les capitons convoités vous ont déjà coûté un mois de salaire, entouré de croulants pontifiants, de snobs à lunettes en écailles et autres vestiges patriciens sur le déclin.

Comme d'habitude, il s'agit d'une de ces jeunes poupées russes venues abattre un 3ème concerto de
Rachmaninov, pour que déferlent les octaves sous leurs doigts déliés à l'institut Gnessine de Moscou. Ah, Rachmaninov ! La musique de ce charmant fantôme ne cessera jamais de nous accompagner dans nos rêveries de cadres frustrés. La sonnerie retentit, on coupe les Nokias, chacun se jette sur les fauteuils sénatoriaux. Sur la coupole centenaire, vous jetez un regard affecté à la bacchanale officielle du plafond, une de ces orgies tièdes sur concours à la Puvis de Chavannes, qui visaient à émoustiller le bourgeois moyen à l’entracte.

Un grand soupir, le silence, et les vents jouent les premières mesures, sous la baguette religieuse d'un Gergiev en grande forme. La créature slave se dévoile : talons aiguilles, jambes interminables, une robe échancrée qui dévoile sa féminité explosive, pulpeuse, scandaleuse : c'est la Tsar Bomba ! Elle caresse l'ivoire du Steinway à queue, le flot d'arpèges et de trilles vient naître et mourir entre ses mains de fée, qui doivent être expertes sur un terrain de jeu moins minéral. Sous sa robe provocante, vous devinez le liseré de ses bas couleur chair. Le reste de la lingerie est resté dans sa chambre au George V. Qui aura le plaisir de la partager ce soir ? Son visage félin s'abandonne lascivement à la mélodie, dont la simplicité mozartienne se mue en accords tempétueux. Ses lèvres offertes dessinent une moue indifférente. Elle vient de vous briser le cœur. Elle s'en fout.

Terrassé de désir, les reins en feu, le pantalon déformé par une crise de priapisme, vous vous échappez de la salle en panique pour vous verser au bar un Perrier à 9 € sur la tête. Le gang des pianistes fatales a encore frappé.

Sondage : si vous partiez sur une Île déserte avec 600 kg de franchise de bagages, quelle pianiste emporteriez vous avec votre Steinway à queue ?

  1. Lola Astanova

La photo se passe de commentaires. A voir ses stilettos et ses jambes de déesse, son regard mutin, son corps cambré dans des postures orgasmiques entre l'Adagio et l'Allegro, on comprend immédiatement  ce qui vous attire au concert. Son moment musical de Rachmaninov (ci-dessous) est un peu mou du genou par rapport à un Lugansky, mais étiez vous vraiment concentrés sur la partie sonore ? Elle possède en plus ce soupçon de vulgarité qui donne aux femmes russes toute leur saveur. Au moment du bis, vous aurez la gueule de bois. Depuis le paradis, Horowitz se moque de vous. Il était gay.

Lola, je n'ai pas assez d'argent pour toi, oublie moi.



  1. Martha Argerich
Attention, entre Martha et moi, c'est du sérieux. Le grand amour par écouteurs interposés. Si Liszt est Eros en personne, Martha, c'est Vénus. Le coup de foudre remonte au concours Chopin de 1961. J'ai été électrisé par son étude n°1, sa puissance, son extension, sa fluidité cristalline. En 1965, chez EMI, elle enregistra cette Polonaise op.53, comme un uppercut après 1 litre de café à Abbey Road. Ses Préludes de Chopin sont divins, des éclairs de génie, dangereux et imprévisibles. Son 3ème concerto de Rachmaninov, à la fois limpide et d'une puissance atomique, volcanique ! Le finale, la plus grande décharge d'énergie positive qu'on aie jamais vu ! Elle joue comme sur un bateau ivre en pleine tempète. Et la légende d'Ondine, ses gouttelettes projetées,  la sensibilité arachnéenne decette pièce... Et quand elle joue cela, Martha renverse sa grande crinière noire, sa beauté rebelle d’obsidienne éclate au grand jour. Martha est libre, elle définit les règles, ou plutôt elle les abolit. Rien ne se compare à Martha, et rien ne lui résiste non plus, comme en témoignent tous les hommes de sa vie, magnétisés par la comète de Buenos-Aires.

Martha, je t'aime






  1. Yuja Wang

Danger, danger ! High voltage ! When we touch ! When we kiss !
Ah ! Yuja. Pourtant, je suis sévère avec tes compatriotes chinois. Je n'aime pas les clones asiatiques, et je suis très prudent devant les bêtes à concours du soleil levant. Pour moi, un pianiste à l'Est d'Irkoutsk, c'est forcément un peu suspect. J'ai été un peu perplexe pour la première fois quand je t'ai vue achever comme un robot une de ces transcriptions agaçantes de Cziffra, la Trisch-Trasch Polka. Et puis, j'ai changé d'avis. J'ai vu qu'il y avait en toi quelque chose d'horowitzien, une virtuosité diabolique, et pourtant ton pianisme est intègre, ton jeu est clair, il va droit au cœur. Tu sais sculpter de la dentelle dans les partitions les plus redoutables, comme cet apprenti sorcier de Dukas, jamais joué par quiconque. Et quand tu répètes la danse macabre de Saint-Saëns, j'ai envie de hurler tellement c'est jubilatoire !



Et en plus, on voit ta culotte.

  1. Hélène Grimaud

Attention. Madame a un jeu de génie, quelque chose d'halluciné, un élan vital irrésistible. Sa 2ème sonate de Chopin nous transporte dans un monde funèbre et exalté, elle nous glace le sang dans le finale, cette tirade dissonante, comme un souffle de vent entre les tombes, laconique, atroce. Synesthète, elle voit des couleurs quand elle joue. Elle a vécu avec les loups. Elle est insaisissable. Elle est si jolie.











  1. Khatia Buniatishvili

      Mein Gott ! Cette jeune géorgienne nous fait chavirer. Sa beauté ténébreuse et capiteuse, son humour, son charisme, sa profonde intelligence, sa part de mystère la rendent fascinante. Dans un de ses premiers albums, elle s'attaque au Liszt faustien, avec une sonate en si possédée, poème démoniaque de 30 minutes, un monument où viennent s'exprimer toutes les contradictions intérieures de Liszt. Son jeu est intense, elle fonce, elle prend des risques, mais elle sait être contemplative quand il le faut. Et le petit film arty de lancement de son album Liszt est délicieusement romantique.

Katia, tu passes quand à Kalrsruhe ? 




  1. Valentina Lisitsa

Je veux finir avec ma sorcière blonde préférée, la fascinante Valentina. Certes son visage n'est pas angélique comme certains mannequins des triples croches. Mais elle a un charme fou. Son jeu est titanesque, sa technique, redoutable. Elle peut s'attaquer à toutes les faces Nord du répertoire, du Scarbo de Ravel à la Campanella de Liszt. Sa paraphrase sur des thèmes de Don Juan ne cessera jamais de me fasciner. Et en plus, elle est cool : elle joue dans la rue pour les passants sur des vieux pianos désaccordés, elle fait des events hype au Wanderlust... c'est la reine de Youtube et des réseaux sociaux. Et tant que je la verrai enchaîner un passage nocturne de la Totentanz avec une terrifiante reprise du Dies Irae, sans la moindre grimace, comme un parcours de santé dans la forêt de Fontainebleau, je n'oserai plus me plaindre de ma condition de serf du pack Office. Mes doigts ont moins mal qu'elle quand je traduis des mailings, mais la musique qui s'en échappe est nettement moins douce, au désespoir de mes collègues.






jeudi 11 juillet 2013

Quand j’entends le mot culture…

...je sors mon clavier ! N’y voyez pas une référence à ces expositions contestables des années 30, quand les artistes d’avant-garde recevaient un accueil assez tiède de la part des autorités compétentes. Bourgeois de province déclassé, patron potentiel des arts et des lettres, pacifique esthète de salon, je ne saurais finir cette phrase autrement.

Je vais donc vous parler du ZKM. Non, ce n’est pas une maladie vénérienne ou une section du plan comptable estonien, mais le centre sur la technologie des médias et l’art de Karlsruhe (Zentrum für Kunst und Medientechnologie). Un OVNI culturel qui squatte une ancienne usine de munitions, un gigantesque labyrinthe de coursives et de balcons métalliques subventionné rempli d’expositions foisonnantes sur des thèmes aussi fédérateurs que l’art vidéo asiatique ou les jeux vidéo des seventies.

Un endroit improbable avec son cube acoustique géant pour concerts dissonants, ses auditoriums où des philosophes clodos et d’anciens beatniks viennent évangéliser les spectateurs d’Arte, et sa cafète qui sert des spätzle au fromage tout à fait passables.





Je viens d’y faire un saut et je n’ai pas été déçu. L’exposition « Total Accomplishment » de Matthew Day Davis est d’une grande puissance visuelle. C’est une évocation de l’apocalypse nucléaire, et de sa place dans l’inconscient collectif pop aux Etats-Unis. L’ensemble fait froid dans le dos. Nous sommes accueillis par la réplique du cockpit du bombardier d’Hiroshima, rempli d’organes en plastique, piloté par un squelette fluorescent. Ce macabre fuselage lustré se détache sur une immense fresque stellaire couverte de galaxies étincelantes. L’Apocalypse mène-t-elle à la communion cosmique ? Un plan de Paris en bois consumé au chalumeau et une vidéo très didactique sur la puissance de destruction des bombes H de la guerre froide achèvent le visiteur en quête de distraction du dimanche. Vous apprendrez notamment que la Tsar Bomba soviétique, testée au-dessus de la Nouvelle-Zemble, pouvait anéantir toute forme de vie en Ile de France, en quelques minutes. Vladimir, tu as encore les clés ?





Si vous voulez « chiller » ou faire une « date » ludique et digitale (dans le sens de « numérique »), allez plutôt voir l’exposition "ZKM Game Play", très réussie, comme un écho à l’expo  "Game Story" de 2011 au Grand Palais. Elle propose tout d’abord une histoire pittoresque des jeux vidéo, des pixels bruts de Pong et Pac Man à Assassin’s Creed qui voltige sur les coupoles de Constantinople. Vous frémirez de nostalgie devant vos anciennes Game Boy et MegaDrive, lourdes comme des parpaings de plastique… vous pourrez même jouer à Tetris et Mario World, délicieuse régression ! Le jeu vidéo comme utopie, univers onirique, modélisation d’un monde fantasmé, corpus de règles ludiques à respecter, mais aussi comme média, et comme œuvre d’art pop, audacieuse ou provocatrice. 

Certains jeux originaux sont dévoilés, comme la « PainStation » inflige ainsi au joueur malchanceux des coups de fouet, chocs électriques et brûlures ! Un autre jeu, moins drôle, vous met dans la peau d’un clandestin tentant de survivre à la traversée du Sahara. Nous retrouvons ici cette tendance des « Serious games », des jeux utilisés pour former, apprendre ou sensibiliser. Clin d'oeil, le jeu "Long March : restart" avec son graphisme 16 bits à la Street Fighter II, qui nous montre des commissaires de la révolution en train de lutter contre les capitalistes et les canettes de Coca-Cola. Les jeux vidéos en tant que pop culture ont eu une influence notable sur les artistes, comme le montre par exemple le pixel art ; ils sont une branche de l’art vidéo devenue autonome.



D’ailleurs, une exposition d’art vidéo asiatique fait actuellement rage au ZKM. Elle est attrayante à plus d’un titre, et pas uniquement pour ses soldats coréens camouflés en bouquets de fleurs évoluant au ralenti (des canons sous des fleurs, disait Schumann des polonaises de Chopin, belle oxymore, clic clic #éruditiongratuite). Ne me demandez pas pourquoi, le ZKM héberge environ 10 expositions en même temps. C'est incompréhensible.


Enfin je ne peux pas prendre congé de vous sans vous parler de l’exposition Babel World, et ses visions de cauchemar d’une mondialisation chaotique et inhumaine. Les fresques de Du Zhenjun, patchwork effrayant de buildings démesurés, d’éléments architecturaux, de milliers de photos d’hommes et de femmes mélés avec virtuosité dans une foule informe, nous offrent une lecture postmoderne du mythe de Babel. Ici, la Tour s’élève comme un monstre de béton qui écrase des foules noyées dans un chaos urbain d’émeutes, de ravages, d’inondations, de restaurants chinois, de panneaux d’autoroute allemands, de façades haussmanniennes, de colonnes romaines… un immense chaos postmoderne (comme le blog de votre serviteur), qui nous rappelle une vérité : la mondialisation écrase les peuples et ravage la planète. L’homme qui a voulu se faire Dieu tout puissant est puni pour son orgueil par une vie misérable dans des mégapoles sinistres, et la dernière fresque montre la Tour maudite, Babel, hideuse, ravagée, qui s’effondre par pans entiers sur une colonie d’hommes-cafards. Une vision juste du 11 Septembre ?

Un écho lointain...



L’exposition sur Allen Ginsberg et ses potes beatniks Burroughs  et Kerouac est assez décevante. Quelques photos, quelques textes, une ou deux vidéos,  entre Bob Dylan et une escapade à Tanger, pas grand-chose à se mettre sous la dent pour comprendre ces clochards célestes, marginaux pacifiques, contemplatifs et désabusés, qui ont consumé leur vie dans le bourbon comme Kerouac et rêvé les mots comme des surréalistes, sur les rythmes syncopés de Charlie Parker. Je vous conseille plutôt de regarder le documentaire sur Arte, et de relire On the Road. Peut-être l’exposition au centre Pompidou de Metz sera-t-elle plus intéressante ?









S’il vous reste un peu de temps (après tout vous avez été assez fous pour finir cet article), jetez un œil sur cet artiste : Manfred Mohr. Un pionnier de l’art géométrique par ordinateur, dont les compostions fascinantes de pureté et de complexité mettent l’entendement à l’épreuve… comme un fils illégitime de Mondrian et Miro qui aurait fait un stage chez IBM en 1973.










Allez, vous m’avez déjà fait traverser trop longtemps votre cortex endolori. Je vous rends vos méninges, et retourne à mon TGV Est qui avale la Lorraine à 320 à l’heure. Bon vent !


mardi 2 juillet 2013

Éloge du sauna



Vous m’avez manqué. Depuis ma terre d’exil, sur les rives boueuses du Rhin, entouré de programmeurs gothiques, d’écolos à vélo et d’hirsutes dévoreurs de saucisses, j’ai plus d’une fois pensé à vous. Je me suis égaré dans la symétrie maniaque de Karlsruhe, son plan circulaire qui rayonne comme un immense cadran solaire, son château sans grâce qui tourne le dos à la ville,  sa cour constitutionnelle qui gouverne l’Europe, cachée dans les échafaudages… Le matin, quand le soleil se lève honteusement sur les bordels de Durlacher Tor, je saute dans une chemise usagée, j’attache compulsivement mon badge, j’engouffre deux bretzels devant l’université, et mon tramway jaune serpente paresseusement entre les colonnades classiques de Weinbrenner et les façades couleur gâteau framboise de Marktplatz.

Je suis fasciné par l’obélisque bordé de griffons aligné sur le mausolée du père fondateur de la ville, cette pyramide maçonnique de grès sombre. A moins que ce ne soit de l’égyptomanie ? Pas assez ésotérique en tout cas pour les punks - les derniers du monde - qui descendent des bières avachis sur son plan incliné. Ils ne troublent pas le repos de Karl – seine Ruhe. Au loin, derrière la cheminée en céramique des anciens thermes, on devine les premières collines verdoyantes de la Forêt Noire.

Le tram évite les cratères du métro en formation, traverse la Kriegstrasse (rue de la guerre), bien plus longue que la Friedenstrasse (rue de la paix), cahote vers le Sud-Ouest et ses tours soviétiformes bordées de pelouses grasses où batifolent des lapins en chaleur. Un skate park bon enfant et une piscine géante : je suis arrivé au bureau. A voir cette esplanade de béton brut, on se croirait en Ukraine mais en réalité c’est la région la plus riche d’Allemagne. L’immense logo bleu et blanc de mon employeur me regarde d’un œil amusé tandis que je me hâte là où se déploie mon temps de cerveau disponible : mein Büro. L’odeur du café flotte dans les étages, et la moquette amortit mon pas lourd. La journée commence. Comme j’ai de la chance d’avoir des collègues qui supportent ma logorrhée verbale, mon humeur bipolaire, mon humour édifiant, ma compétence aléatoire, et par-dessus tout, mes remarques éminemment inutiles !

(…) Ma journée ? Elle est déjà terminée. Déjà ? Oui, les Allemands n’ont pas ce culte de la présence qu
i conduit tant de couples parisiens à la rupture et au whisky d’appartement. Je vais pouvoir me consacrer à mon activité favorite, que j’ai presque poussée jusqu’à l’overdose : les bains.

Les bains ? Oui, les Allemands, ce peuple de nudistes, ont poussé le fanatisme thermal à des extrémités que nul ne peut se représenter. Ici, nous ne sommes pas réconfortés par le soleil maternant de la méditerranée, sa lumière dorée qui irradie tout, sa chaleur écrasante qui fait éclater les pierres… Nous sommes loin des ruines de Tipasa où Camus célébrait ces Noces de l’homme et de la Terre, entouré d’oliviers plongés dans l’azur profond.

Ici, c’est plutôt un divorce permanent : la terre est grasse, le ciel bas, le climat calamiteux. Les hivers plongent le plus robuste des buveurs de Pils dans une torpeur mélancolique. Le manque de lumière est sur le point de nous faire sombrer dans l’alcoolisme, il faut faire quelque chose.
Les Allemands ont trouvé la solution : le sauna.

Car je veux chanter ici le geste et l’esthétique du sauna, ses rituels codifiés comme une chorégraphie de la sudation, son utopie naturiste, sa réalité voyeuriste, et finalement, son résultat : un sentiment d’intense bien être suivi d’une mycose des pieds trois mois plus tard.
Le sauna ? Cette enceinte nordique sacrée où l’ouvrier et le juge, le chômeur et le rentier, le gros tatoué et la strip-teaseuse piercée fraternisent ensemble, unis dans la sueur, nus dans cet Eden chauffé à blanc, l’œil fixé sur les pierres brûlantes et le sablier salvateur !

Le sauna, ce délire de finnois, cette cabane de Carélie qui nous chante un étrange Kalevala !


Le sauna, c’est l’Aufguss. Prouesse physique, ce morceau de bravoure tient à la fois de la corrida et du
show de GO du Club Med. Aufguss signifie humidification. Un type en tongs et gilet fluo entre dans la pièce brûlante, avec un immense seau rempli d’eau parfumée. Il dégaine sa louche : c’est le signe qu’on va déguster. L’eau crépite sur les pierres chaudes, et ce cinglé agite une serviette qui tournoie furieusement, nous expédiant Ad Patres dans des volutes de vapeur à 100°. Ca s’évapore, la sueur perle sur la peau, le smicard à la serviette rit et hurle, il débite du babil badois, c’est l’enfer de Dante ! Deux fois, trois fois, c’est extrême, des ruisseaux s’écoulent de mon front sur ma serviette écarlate, tachant le nom des thermes brodé dessus : « Europabad ». Mon voisin me passe un bloc de glace. Il fond sur mon cou et le donne l’illusion de la fraicheur. Terrassés, assommés, nous sommes fascinés par la virtuosité de ce desperado, qui frôle la crise cardiaque pour brasser de la vapeur 5 fois par jour. Sortir maintenant du saune serait une trahison pour lui. Une révérence, des applaudissements : l’Aufguss est terminé. Il est lessivé, nous sommes cuits.


Une douche froide, un bain glacial, et je m’étends, frissonnant, sur mon transat mou. J’oublie le temps et les tracas du bureau. Etouffé par les vitres, me parvient au loin le chant de la voie rapide, et je me plonge dans la lecture du Nouveau Détective. Une salade grecque m’attend au bar.


Finalement, l’Allemagne, c’est pas si mal.








samedi 16 mars 2013

Le panthéon des pianistes-compositeurs (2) - Léopold Godowsky


Leopold et Charlie
J’écoutais le prélude du Rheingold dans le TGV Est en pleurant à chaudes larmes, et comme toujours dans ces moments-là, je me suis posé des questions sur la musique. Même si je ne sais pas jouer une simple note, comme vous le savez je suis un mélomane compulsif et obsessionnel, avec une névrose de répétition de mes morceaux préférés. Mon érudition déclinante aurait été plus pétillante si j'avais écrit cet article il y a dix ans, à l'époque où je lisais aux WC toutes les notices des centaines de CDs de piano que je possédais. J'étais un geek célibataire à l'époque. Mais WTf, pas vrai ?



Il existe dans le panthéon du piano des locataires prestigieux qu’on oublie de visiter. Je vous parle de ces compositeurs-pianistes de l’âge d’or, qui savaient se tenir, avec un brandy dans le salon des premières classes de Southampton, en esquissant un nocturne de Chopin. Hoffmann, Lhevinne, Moiseiwitsch  Rosenthal, Rachmaninov himself, ces mecs-là jouaient comme des gentlemen. Mais ce qu'ils ont écrit, s'agit-i-il uniquement de musique de pianiste ?


Godowsky est un cas à part dans l’histoire du piano. Il a probablement composé pour cet instrument ce qu’il existe de plus complexe et d'injouable. Ses œuvres comportent plus de notes au centimètre carré qu’il n’y avait de molécules d’éthanol dans les larmes d’Amy Winehouse. Comme beaucoup de pianistes de sa génération, il a brillé par ses arrangements de valses de Strauss, très personnels et contrapuntiques, des thèmes entremêlés de manière savante, comme un jeu de l’esprit, avec de délicieuses réminiscences viennoises.









Ecoutez donc ses métamorphoses symphoniques sur la Chauve Souris de Strauss, par ma Valentina adorée.


 Ou mieux encore, Earl Wild, dans les métamorphoses symphoniques sur "Künstlerleben"


Il était totalement fou. Il a composé 53 "Études sur les Études de Chopin", en les combinant, en les complexifiant, ou parfois même, en concentrant la totalité d'un morceau sur la simple main gauche, sans rien perdre de la mélodie, ou presque ! Pourquoi? Pour la beauté du geste. Un bel exercice de style. On peut bien construire la Tour Eiffel en cure-dents, dans le noir, et avec les pieds !

Seuls des maniaques comme Beresovky ou Hamelin peuvent se mesurer à ces himalayas pianistiques, furieux funambules, chevaliers des octaves ! Voici l'incroyable transcription "diatonique" de l'étude n°1 de Chopin :


(si vous voulez comparer, voici l'originale par Valentina Lisitsa, la même, mais à l'envers :-)


Ou alors, dans la série totalement improbable, la célébrissime étude révolutionnaire de Chopin (op 10 n° 12), déjà profondément éprouvante pour la main gauche révoltée sur les barricades (Chopin l'aurait composée à Stuttgart après avoir appris la reconquête de Varsovie par les troupes russes pendant l'insurrection de novembre 1830). Dans cette vidéo de Berezovsky, vous avez la version originale, suivie de l'étude revisitée, pour la main gauche seulement !


Rarement une simple main gauche ne s'est exprimée avec tant de vigueur, à part peut être dans le concerto pour la main gauche que Ravel avait composé pour son ami manchot Paul Wittgenstein, le frère du philosophe, qui avait perdu un bras au front. La version "main gauche" de l'étude "Océan" (op 25 n° 12 est tout aussi impressionnante). Je vous laisse aller voir les autres études, qui au delà de leur virtuosité, sont très poétiques.

Particularité étonnante, Godowsky a tiré d'un voyage dans les Indes Néerlandaises une Java Suite d'une forme novatrice, inspirée des rythmes du gamelan, gong traditionnel indonésien. Un peu de world music au pays des Steinway à queue.


Egalement très subtile et délicate, cette évocation des Jardins de Buitenzorg. On est proche de l'impressionisme musical des Pagodes de Debussy. Les jeux d'eau de Ravel, et les jeux d'eaux à la Villa d'Este de Liszt sont pas très loin. Godowsky est ici lui même au piano :



Comme tous les pianistes de l'âge d'or, Godoswky était imprégné de la culture de Mitteleuropa d'avant guerre. Ses "Passacaille, 44 variations, cadence et fugue" sur un thème de la Symphonie Inachevée de Schubert, est une oeuvre de pur génie, d'une puissance et d'une intelligence rare. En fait, leur complexité et leur atmosphère sombre me rappelle les variations sur un thème du 20ème prélude de Chopin par Rachmaninov.


(partie 2)

Oui, Godowsky était un nostalgique du monde d'hier, au crépuscule de la civilisation viennoise cher à Zweig,  comme le montre ce morceau, Alt Wien, d'une délicatesse irrésistible. Ou cette savoureuse invitation à la danse de Weber, transcrite pour deux pianos.


En bref, même si l'Europe a été mise à feu et à sang deux fois de suite en l'espace d'une vie humaine, il reste des raisons d'espérer : de très belles fleurs poussent sur le fumier, et la musique permet de tout oublier.