dimanche 24 septembre 2017

Souvenirs de Crimée




La Crimée est à nous. Krim Nach ! C’est le cri poussé par les séparatistes pro-russes, accueillant en 2014 les petits hommes verts, ces soldats sans insignes de Poutine annexant sans tirer un coup de feu la péninsule, la rattachant à la « mère patrie », mettant échec et mat l’OTAN et l’Euromaïdan de Kiev. Le cadeau de Krouchtchev à la république fédérée d'Ukraine est repris d'une main ferme et avare.

Krim Nach ! C’est aussi le cri que j’ai poussé avec mon ami Marin, quand notre avion s’est posé à Simferopol, après des retrouvailles chaleureuses dans l’aéroport Domodedovo de Moscou. A cause des sanctions internationales, les avions ne viennent plus que de la mère patrie, et tout visiteur doté d’un visa Russe peut être poursuivi devant un tribunal ukrainien. A cause des sanctions aussi, pas de téléphone mobile, et dès la location de la voiture, le ton est donné : nous retrouvons un intermédiaire louche dans un HLM soviétique coincé entre l’aéroport et la centrale électrique. Au mur, un calendrier de Staline, des photos de la marine russe et un poster anti-Obama. La transaction est garantie par la « Standart Vodka Bank ». Ambiance.

A Simferopol, laide capitale provinciale, nous descendons à l’hôtel Ukraina, gardé par un homme armé, le seul correspondant à peu près à un trois étoiles local. Dans les rues ternes, se détachent les drapeaux de Rossiya Edina, le parti de Poutine, et son ours surmonté des trois couleurs de la grande Russie. Entre l’inévitable palais de la culture et les fausses isbas, restos pour touristes égarés, nous échouons dans un karaoké-chicha. Ici l’art du karaoké est poussé à son paroxysme, c’est le sport national, on descend des shots de Krimshy Cognac, pas si mauvais, sur d’immenses canapés en skaï, tandis qu’un russe éméché entouré de deux beautés qui pourraient être ses filles entonne Adamo, oui Adamo, dans un français parfait. Manifestement cet homme est surentraîné et plait beaucoup aux femmes.

La grande route du Sud est parsemée de villages tatars et de grands « billboards » à la gloire de Poutine, protecteur de la patrie. Poutine face à la Mer Noire, en lunettes pilote et chemise ouverte, affirmant son amour pour cette petite péninsule, cette russie méridionale qui revient enfin dans le giron du Kremlin. Des posters de Pierre le Grand aussi, et Catherine la Grande, qui a soufflé la région aux Khans tatars. Staline a fini le boulot en les déportant tous, accusés de collaboration avec les nazis en pendant la seconde guerre mondiale. Nous stoppons à Bachkisarai, le palais des Khans, dernière relique de cet orient rêvé par les poètes et peintres russes. Car la Crimée est pour eux un mélange de Provence et de Turquie, dans un pays de Sibéries et de toundra. Délicieux contraste. Devant la « fontaine des larmes » de Bachkisarai, deux belles russes font des selfies, se cambrant d'un air poseur, et je pense à ce sonnet de Pouchkine :

Quittant le Nord, laissant des fêtes, Me trouvant à Bakchisarai, / J'entrai dans les salles muettes

Et dans les jardins du sérail. J'errai là même où le Tartare, Fléau des peuples, odieux, Jouissait de délices rares / Après des combats furieux.

(...)La volupté sommeille enclose / En ce palais, en ces jardins, / Parmi les clairs jets d'eau, les roses, Les ceps alourdis de raisins.

(...)Où sont les Khans et leurs harems ? / Tout semble triste et calme ici./ Je vois un fantôme imprécis, /Qu'évoquent le parfum des rose / Et le murmure des jets d'eau,

Belle, irrésistible, fatale .../ Est-ce ton esprit rayonnant, O Marie ? Est-ce toi, Zarème,/ Ardente et jalouse à l'extrème,/ Et qui dans ce lieu fascinant / Fut mise à mort en châtiment ?

L'âme de Pouckine plane encore ici. Direction Sébastopol, la base navale russe. Un mélange de Marseille et de Toulon, ville héroïque plusieurs fois détruite et conquise, aujourd’hui point d’ancrage de la grande flotte du Sud, immaculée et fraîchement repeinte. Des Sukhoi survolent les calanques en signe d’avertissement. Des dizaines de destroyers et sous-marins sont alignés sur les docks. On se prend en photo avec la police militaire navale, le musée militaire nous dévoile ce passé de luttes et de sièges, de charges de cavaleries, obus, torpilles et drapeaux à l’appui. Aujourd’hui encore Sebastopol a un œil tourné vers le Bosphore et la Méditerranée : les mers chaudes que la Russie a toujours voulu approcher et dominer. A Balaklava, une ancienne base de sous marins soviétiques accueille désormais une marina chic et des myriades de restaurants cheap, des magasins de souvenirs qui vendent tous T-Shirts, serviettes de plages, mugs et autocollants à la gloire de Poutine. Les goodies du Tsar.



   Isaac Levitan, dans les montagnes de Crimée, 1886


Ivan Aivazovski, Pouchkine en Crimée près des rochers de Gourzouf, 1880

La route serpente sur la côte, dans les vignes, sous les immenses falaises blanches qui tombent dans la Mer Noire. Ici à Foros, Gorbatchev fut retenu dans sa datcha par les Putschistes. Un biker met les gaz devant une église orthodoxe reluisante et dorée. Les montagnes sont mystérieuses ici, couvertes d’épaisses forêts, elles couronnent cette riviera russe qui ressemble étrangement à nos Alpes Maritimes. Beaucoup de peintres y trouvèrent l’inspiration du Sud, leur Sud : paysages brumeux de l’impressioniste Levitan, marines d’Aivazovski, rêveuses, agitées, solaires. Cette région est chargée d’imaginaires, héritage des occupants successifs : barbares cimmériens, grecs pontiques de l’antique Tauride, vénitiens, génois, tatars et russes. Tous se sont laissés bercer par cette petite méditerranée à la limite des steppes. Beaucoup de soldats ont trouvé la mort aussi, pendant la terrible guerre de Crimée du XIXème et le siège de Sebastopol de 1942.



Yalta, enfin. Le palais de Livadia, blanc immaculé dans ses jardins, à peine habité par Nicolas II victime de sa malédiction, accueillit la conférence des vainqueurs alliés : des statues en cire de Churchill, Roosevelt et Staline viennent nous rappeller le difficile accord « d’un cigare, d’une cigarette et d’une pipe ». Il ne manquait que De Gaulle ; mon ami Marin est son sosie, du haut de ses 2 mètres, avec sa voix profonde et sa grandeur d’âme. La côte nous dévoile ses tresors : palais néogothiques dominant la mer, nids d'aigle princiers, datchas aristocratiques, ermitages d’artistes,  maison de Tchekhov. Ici le grand dramaturge écrivait ses pièces et tenait salon, Chaliapine venait chanter des airs d'opéra, Rachmaninov l’accompagnait au piano. Réminiscences de l’ancienne villégiature des privilégiés, devenue soleil des soviétiques. Les barres de béton ont repris le dessus, anciens sanatoriums, immense masse de l’hotel Intourist, mégalithe de 500 mètres posé sur les pentes boisées de pins.

Yalta est maintenant l’Ibiza russe, une station balnéaire populaire et agitée. Nous sommes les seuls européens, mais après tout cette Russie est peut être européenne! Boulevard Lenine, des filles court vêtues rabattent pour les night clubs locaux. Au pied de l’Intourist, un immense club "lounge" en plein air dévoile ses beautés slaves dorées au soleil, sous le regard jaloux de drageurs éméchés. Rencontrée au bar, la directrice du « strip club » de l’Intourist nous l’explique avec un aplomb imperturbable : avant, je m’occupais du club Mickey. Maintenant, c’est pareil au strip club, sauf que je m’occupe de grands enfants. J'encaisse son réalisme froid avec un regard songeur.

En rentrant à l’hôtel, le jour se lève, nous piquons une tête dans la piscine pour oublier le choc des mojitos en nombre. Un russe jovial et ivre vient se joindre à nous, à 7h du matin, bouteille de Krimsky Cognac à la main : « j’étais en train de boire dans ma chambre et je vous ai entendus ». Il me tend fraternellement la bouteille alors que je suis encore dans la piscine. Une dernière gorgée. Belle fin de soirée. Il est temps de partir, l’avion de Moscou nous attend. Krim nach !

jeudi 21 septembre 2017

Thème et variations (2) - Liszt à L'opéra

Dans un monde où Cyril Hanouna et Christophe Mae existent encore, il est urgent d'écouter Liszt. Particulièrement ses transcriptions d’opéras, dont la magie a toujours le don de me mettre en émoi. Car excepté l’opéra russe, qui a toujours été cher à mon cœur, je reconnais que je suis entré dans l’opéra italien, allemand, français par la porte pianistique : celle de Liszt, le transcripteur au grand cœur.

Paraphrase de concert sur Rigoletto, réminiscences de Norma, fantaisie sur des thèmes de Figaro… les noms sont programmatiques et témoignent d’un réemploi sans fin de la matière musicale, parfois avec une grande liberté, qui mêle transcriptions des grands airs de Verdi, Bellini, Berlioz ou Wagner, libre improvisation de génie, arabesques et péripéties, avec une verve et une bravoure qui n’a jamais été égalée. Son rival Thalberg s'y est essayé, avec malheur : il est tombé dans l'oubli, sauf via mon compte Instagram dont il porte le nom. Pauvre Thalberg ! Liszt le nommait "le chevalier des trémolos".

Vous qui avez peut être la chance de ne pas les connaître, découvrez la titanesque ouverture de Tannhauser, qui a su essoufler même le grand Cziffra. Pleurez avec La Mort d’Amour d’Isolde, et riez un grand coup devant le brio héroique de la Valse de Faust ou la Tarentelle de Bravoure (!) sur des thèmes de la Muette de Portici. Cziffra, hongrois et tzigane, entraîné dans la fumée des bars de Budapest, personne mieux que toi n’a saisi le panache et le geste heroïque de ces pièces ou seuls les cuistres ne verraient que virtuosité. Trilles, glissandi et octaves en furie, ici c’est le piano dans tous ses états qui se déchaîne, mais c’est aussi le chant de l’opéra, le bel canto qui fait vibrer les cordes, de manière aussi belle que la voix humaine. Avec parfois une bonne dose de nitroglycérine et de pathos : du hard rock ultra romantique comme on l’aime. Parfois même un peu de satanisme soft (cette part démoniaque a toujours existé chez Liszt), comme avec la Valse Infernale de Robert le Diable. Mais ici, c’est un diable en carton pâte, rien à voir avec les fulgurances sombres de la Sonate en si ou de la Dante Sonata. Désolé de vous avoir asséné ainsi ma Play-Liszt. Haha.

Ecoutez l’ébouriffante Réminiscence de Don Juan, qui dure presque 15 minutes et réalise le défi de contenir toute la tension dramatique et l’effet comique de l’opéra. Ici Mozart, tous les chanteurs et l’orchestre se retrouvent sous les dix doigts d’un painiste forcément fou ou génial ! Démarrant sur de grands accords dramatiques, celles de l’air de la statue du commandeur, annonçant la malédiction certaine Don Juan le jouisseur et blasphémateur, Liszt nous gâte ensuite avec de galantes variations sur le thème « La Ci Darem la mano », où Don Juan tente de séduire la belle Zerlina.

Là ci darem la mano,   (Là-bas, nous nous tiendrons par la main,)
Là mi dirai di sì, (Là-bas, tu me diras oui,)
Vedi, non è lontano, (Tu vois, ce n’est pas loin,)
Partiam, ben mio, da qui.  (Partons d’ici, ma bien-aimée.)



Une drague un peu plus classe que le « Hey Mademoiselle comment t’es bonne ton pull il te moule trop bien » en cours à Châtelet les Halles ; une certaine époque où même un histrion érotomane comme Don Juan pouvait séduire en versifiant vaguement.



Des variations limpides, qui restituent toute la légèreté du chant mozartien en l’agrémentant de petites acrobaties et pieds de nez pianistiques. Ce même air qui avait lancé la carrière d’un Chopin de 17 ans (!), ses La Ci Darem pour Piano et orchestre, qu’il a eu le culot génial de terminer en forme de polonaise, lui attirant ce commentaire proverbial de Schumann : chapeau bas, messieurs, un génie ! A 17 ans, je n’avais même pas encore de meuf, et je lisais les notices de CD Deutsche Grammophon aux WC.

Sur la fin de ses Réminiscences, Liszt atteint le climax absolu de la verve et de la virtuosité, en transcrivant le fameux « Air du Champagne », où le bellâtre prépare un immense festin arrosé de vin, un grand banquet, prélude à sa chute, car le commandeur assassiné s’invitera aussi, mais lui se nourrit de « nourritures célestes », c’est-à-dire qu’il enverra notre pauvre héros en enfer !
Fin ch'han dal vino
Calda la testa,
Una gran festa
Fa’ preparar.
Se trovi in piazza
Qualche ragazza,
Teco ancor quella
Cerca menar.
Senza alcun ordine
La danze sia,
Chi’l minuetto,
Chi la follia,
Chi l’alemanna
Farai ballar.
Ed io fra tanto
Dall'altro canto
Con questa e quella
Vo’ amoreggiar.
Ah, la mia lista
Doman mattina
D’una decina
Devi aumentar.

(Partono)
DON GIOVANNI
Tant que le vin
Leur échauffe la tête,
Fais préparer
Une grande fête.
Si tu trouves sur la place
Quelque fille,
Tâche de l'amener
Elle aussi avec toi.
Que la danse n'obéisse
À nulle ordonnance,
Tu feras danser
À l'une le menuet
À l'autre la contredanse,
À celle-ci l'allemande.
Et moi pendant ce temps,
De mon côté
À celle-ci et à celle-là
Je veux faire la cour.
Ah ! demain matin
Ma liste devra
Être plus longue
D'une dizaine.
(Ils sortent)
Ici Liszt fait exploser un véritable feu d’artifice, où acrobaties, virtuosité orgiaque et toutes sortes d’effets de manche pianistiques provoquent un véritable choc physique sur l’auditeur, mais sans jamais outrepasser les limites du bon goût, toujours en mettant ses moyens techniques immenses au service de la plus grande poésie et de l’essence de Mozart, ici celle du chant. Not virtuosity for the sake of virtuosity.



Pour ma part j’apprécie l’interprétation de Valentina Lisitsa, cristalline et transcendante, un peu froide peut être dans sa perfection, là où Lang Lang en fait des tonnes, alors que François René Duchâble, comme d’habitude, trouve le parfait équilibre entre expression poétique et virtuosité. Il existe même une version pour deux pianos, vertigineuse. A vous de juger !


En tout cas, sans musique, la vie serait une erreur (Nietzsche).

mercredi 20 septembre 2017

Paris, I love you but you’re bringing me down.




J’écoutais cette chanson un brin mélancolique de James Murphy, où Kermit la Grenouille chante partout à travers Manhattan son amour et sa haine de New York, avec quelques samples bleutés empruntés à l’Ascenseur pour l’Echafaud de Miles Davis.

Je veux te le dire à mon tour : Paris, I love you but you’re bringing me down.
Je ne suis pas le premier : Thomas Dutronc n'aime plus Paris (le ciel est gris, les gens aigris / Je fais la gueule, je suis pas le seul). Baudelaire avait le Spleen de Paris, et Doc Gyneco, né ici, trouvait une odeur de gaz sur les Champs Elysées, et la fille de la ville, agressive comme un flic en civil. Dejà en 1996 Mad in Paris déclarait en mode "funky soul" que Paris a le Blues.




Paris, tu m’inspires et tu m’agaces, tu m’envoûtes et tu m’épuises ; tu es comme une belle femme insupportable, je te veux et je te fuis, je veux rompre avec toi sans y parvenir.

Paris, j’aime tes quais de Seine, le pont des arts qui enjambe le fleuve, enfin débarrassé de ses cadenas. J’aime tes grands alignements néoclassiques, Rivoli, place Vendôme, le temple insensé de la Madeleine et les colonnes du Crillon, tes perspectives infinies, alignements maniaques d’arches, d'avenues et de tours, de l'obélisque de la Concorde au parvis de la Défense. J’aime les pins et les lacs du bois de Boulogne, chalets, îlots bucoliques et runners compulsifs. J’aime ta butte de Montmartre où des escaliers sans fin ouvrent le ciel, le bon côté de la colline, pas encore envahi par les touristes Lonely Planet en main, pour s’instagramer devant le sacré Cœur, inconscients de sa lourdeur byzantine. Pourtant j’aime me recueillir sous ses dômes ajourés.

Paris, j’aime ta Philharmonie et sa coquille de son blottie au coin du Périph’, écrin des plus grands orchestres, où résonnent les Steinways et les violoncelles. Tes musées, temples de culture qui nous offrent les plus hautes créations de l’Art, Orsay la gare sublimée, le Louvre et ses pyramides inversées, cour carrée triomphe de la géométrie, embarquements rêveurs du Lorrain, marines de Vernet, Delacroix et ses fulgurances équestres, ses chimères orientalistes, feuillages mystérieux de Corot et ses saturnales au bord d’un étang, pureté des idoles cycladiques en marbre de Paros, métopes d’Olympie, Vénus de Milo presque éraflée par les perches à selfie. J’aime le kaléidoscope brumeux des nymphéas de l’Orangerie et flâner dans les jardins des Tuileries, triomphe de la Raison sur le végétal, et voir cette femme renversée de Maillol devant les murs de buis, refuge des amants et des migrants. Au loin la Tour Eiffel et sa démonstration de force sidérurgique so 1900 se veut encore un phare qui éclaire le monde. Le phare français se perd dans la nuit, et le soleil se lève à Singapour, Pékin, Sao Paulo.

J’aime tes bars et tes restos innombrables où se joue le théatre de ma vie : collègues, amis, amours et ruptures. Slides à Saint-Denis, baisers à la Sorbonne, larmes à Odéon, accolades à Saint-Georges. Hotel Amour, bar à dates Tinder. Freddy’s, QG pour draguer et déconner. Bars à cocktails prohibitifs, bars de hipsters consultants à Pont Cardinet, bars PMU convertis en havres à bobos, brunchs prétentieux à 35 euros, gentrification globale qui fait de nous des clones barbus et consentants du monde corporate. Les Africains passent les portes, ils sont remplacés par des petits blancs très ouverts d’esprits, quinoa bio équitable, digital detox, yoga et mindfulness. Hypocrites citoyens du monde, à coup de miles Flying Blue, si inspirés par leur conférences TED qu’ils en oublient de vous dire bonjour. Pourtant, à deux pas, leurs startups grandissent dans la chaleur des incubateurs et des coworkings, et réinventent le monde - un univers digitalisé et exclusif.

Paris je t’aime mais tu draines mon énergie comme un vampire de pierre. Tu méprises la province qui te nourrit et t'alimente de jeunes idéalistes et ambitieux, ou de réalistes à la recherche de quoi subsister. Ton excellence est une condescendance. Tu t'agites comme une fourmilière. Tes voitures me pourchassent, ta foule me renverse, ton air m’étouffe. Ton métro claustrophobique pue comme un cagibi méphitique. En raison d’un accident voyageur (another one bites the dust), d’un problème de signalisation, d’un musicien turbulent, d’un Rom molesté ou d’un rail cassé, le RER B est encore en retard et m’infligera 30 minutes dans la promiscuité moite et terne de Chatelet-Les Halles, sous les néons tueurs. Moi qui aime le silence des cimes alpines et des grandes forêts, il me semble impossible de trouver ici le calme et l’apaisement de l’esprit, le temps de la contemplation. Ici tout est minuté car le temps est amputé. Tout le sens est perdu car nous n’avons plus le loisir de le trouver. Pourtant je cours partout, car mon esprit sans repos est en quête des mondanités, distractions, amitiés et amours que tu sembles offrir sans limites.

Paris tu es un paradoxe permanent, la ville la plus touristique et la moins accueillante, car le tourisme de masse profane et détruit tout ce qu’il étreint, des bus de chinois destination Vuitton aux cohortes grisonnantes qui piétinent les expositions. Versailles ressemble à DisneyLand ; Les jumbo-jets de CDG te donnent le baiser de la mort à chaque atterrissage. Je ne parlerai même pas de la menace terroriste pour rester décent, par respect pour les victimes et nos soldats qui se font poignarder devant Notre Dame. Le tourisme n’est pas une rencontre et la mondialisation une sacrée incompréhension. Tes serveurs sont hautains et agressifs, tes femmes les plus élégantes du monde parfois, leur beauté subtile, mais si souvent froide et indifférente. Paris, tu es figée dans ton passé de grandeur et ton musée bruyant, immobile mais grouillant me fait mal au crâne. Londres et Berlin sont des forêts de grues, tu te refuses à changer, caché derrière les fortifications bitumées de ton périphérique, accroché à la régularité rectiligne petite bourgeoise de tes façades haussmanniennes. Paris, tu as besoin d’air et de renouveau, tu es trop dense, trop chère pour moi. En 25 ans de labeur je pourrais m’offrir en ton sein un placard pour cadre donnant sur une cour sombre et la ventilation d’un restaurant asiatique.

Mais Paris, je t’aime quand même, en particulier la Gare de l’Est, la Gare de Lyon, Roissy et Orly.

Pour m’arracher à toi, et mieux te revenir. 


lundi 18 septembre 2017

Les Aéroports


Pour beaucoup de raisons que j’ignore, j’ai toujours aimé les aéroports.

En fait je mens, j’ai quelques idées de ce qui me relie à ces immenses hangars à duty free qui sentent le kérosène et la sueur de passager asiatique masquée par les effluves de parfum en promotion. Les aéroports ne sont pas, contrairement à ce que pensent les esprits chagrins, des chambres de torture par l’attente ou la seule alternative à l’ennui des correspondances serait de dévorer compulsivement des Haribos en lisant le dernier rapport économique sur l’Indonésie dans the Economist, le regard louchant vaguement sur les biélorusses nubiles qui défilent lascivement sur les LCD géants de la boutique Victoria’s Secret à côté d’une Nathalie Portman Miss Dior Cherie rosie par Photoshop qui exsude l’odor di Femina et le sexe facile dans une suite mal aérée du Crillon. Si votre copine vous interroge, vous étiez en train de méditer sur la pub HSBC juste à côté, et son message globish si profond : « L’idéogramme chinois pour « crise » signifie aussi « opportunité ». Va expliquer ça à Hénin-Beaumont et dans les quartiers Nord de Marseille, ducon.

Les aéroports me fascinent car j’y suis partout et nulle part. Partout, c’est-à-dire dans l’attente d’un envol potentiel pour le monde entier, Gdansk ou Vérone, Olso ou Singapour, Hobart ou Honolulu, Zurich ou Santiago. Partout où un jetliner pourrait poser ses roues et débarquer mon esprit qui ne tient pas en place. Nulle part aussi, dans ce no man’s land juridique où passé le security check, je quitte un pays pour une terra incognita où seuls règnent les escalators, les cartouches de cigarettes, caisses de Veuve Cliquot et bouteilles de Porto, un endroit ou le temps et l’espace semblent amortis comme mes pas sur la moquette, où personne ne reste jamais plus de trois heures, à part les apatrides et les agents d’entretien.

J’aime les aéroports, car j’aime les avions, ces grandes carcasses de métal rivetées au fuselage un peu pataud, ces immenses bombonnes pressurisées qui par le miracle de la mécanique s’élancent sur la piste et m’expédient au royaume du Vent, dans le dernier endroit au monde où Homo Sapiens devrait se trouver, par moins 50 degrés à 900 kilomètres/heure, sans oxygène, en train de siroter blotti sur mon hublot, siège 5D, mon troisième jus de tomate, le regard perdu entre le ciel bleu métal et la mer de nuages. 

L’aile vibre sous l’effet des turbulences, le plastique craque, j’entends le « dong » étouffé mais rassurant, m’invitant à serrer ma ceinture, c’est le moment de faire un Instagram des Alpes qui défilent sous mes pieds. Puis les Grands Lacs, Bellagio et Stresa perdues dans les brumes, Bergame, la lagune de Venise et le grand Canal qui serpente la sérénissime, l’aride karst Slovène, le Golfe de Corinthe qui reflète le soleil, le Bleu de la mer Egee, plus profond que celui du ciel. Pour celui qui aime les cartes, un vol est comme un atlas vivant – pour peu que le temps le permette ! Un autre vol m’a dévoilé comme un Dieu les crêtes des montagnes corses où j’ai tant contemplé et souffert, sur l’austère GR 20, avant de piquer sur la Sicile et de me poser au milieu des salines de Trapani. Ce Beauvais-Palerme m’a coûté le prix d’un kebab place de Clichy – le domaine des cieux n’appartient plus à une aristocratie ailée.

J’aime les aéroports car j’aime le Toblerone, cette métaphore triangulaire de la Suisse, et ses mini Cervins comestibles que je m’enfile en salle d’embarquement en me disant que, oui, la prochaine fois j’en achèterai un autre pour mes collègues de bureau. Le Toblerone est définitivement un truc d’aéroport. Le simple acte de voler est une incitation à consommer du Toblerone, et réciproquement. Ces lingots dorés trônent ici par piles entières, comme si la Suisse avait pour un instant renoncé à son or suspect pour le transformer en nougat chocolaté, et nous l’offrir aux quatre coins du monde, dans chaque endroit où s’imprime une carte d’embarquement. 

J’aime les aéroports car je n’y suis pas moi-même ; je suis déjà parti. Un Lysanxia sous la langue, la Septième de Beethoven dans mes écouteurs, j’entends à peine sa sublime danse dionysiaque qu’il faut y aller, les passagers s’alignent au comptoir, Sky Priority. Bientôt le bus du tarmac, le sourire standard de l’hôtesse et ses consignes de sécurité machinales, j’entendrai le tonnerre des réacteurs émoussé par les boules Quies, bientôt moi aussi je m’envolerai vers un ailleurs que je ne désire pas tant.


Car ce que j’aime, c’est voler au hublot. Avec mon Toblerone.

mercredi 13 septembre 2017

Thème et variations (1)

Dans cette période d’otium forcé, j’ai du temps pour réfuter cette citation attribuée (à tort ?) à André Malraux : « trop de variations tuent les variations ». Vous le savez, je e suis pas musicien ni musicologue, j’ai arrêté le piano à 10 ans à la faveur d’une fracture du poignet et d’un brin de complaisance, mais je suis un mélomane sans mesure et un fanatique du piano dans tous ses états, de Bach à Petrucciani. Je vénère bien sûr le grand Liszt, cette rock star du XIXème, ce héros qui a poussé la grande armoire de métal et d’ivoire dans ses derniers retranchements techniques et poétiques. Un compositeur et un transcripteur de génie, qui n’a pas hésité à emprunter à ses contemporains leurs plus belles mélodies, opéras, symphonies, lieder, pour promouvoir la musique des autres et enrichir le répertoire de son instrument – échange de bons procédés, sincère de sa part, même s’il construisait ainsi sa propre gloire, et un sacré « mojo » auprès des femmes qui s’arrachaient son corps !

Les variations sur un thème original peuvent susciter l’ennui quand elles sont médiocres. Si on y ajoute la puissance de l’esprit en liberté, elles deviennent parfois des chefs d’œuvre, peu importe la pauvreté ou la simplicité du matériau initial : pensez par exemple au 24ème caprice de Paganini, assez trivial, qui sous les doigts de Rachmaninov, Brahms, Liszt, ou Lutoslawski, est devenu tour à tour concerto pour piano exubérant et sentimental, étude de virtuosité étincelante ou une surprenante fantaisie pour deux pianos. 





Dans toutes ces œuvres triomphent la poésie, le sentiment, le sarcasme, la verve, l’humour même : l’exercice de style est devenue œuvre de génie. Rachmaninov a par ailleurs écrit des variations méconnues sur des thèmes de Chopin (prélude n°20) et Corelli : la simplicité des mélodies originales contraste tellement avec le foisonnement, la richesse et l’inventivité dont fait preuve le grand Serguei. Fugues, arpèges, octaves martelées furieusement sur le clavier, tempêtes, clairs de lune et contemplation élégiaque, triomphe digne du finale de ses grands concertos, cette immense variété de climats et d'humeurs ruisselle depuis les quelques mesures initiales du thème, source intarissable grâce à l'inspiration du compositeur. Le sentimentalisme sans affectation, viril, tellement slave de Rachmaninov, donne ici toute sa mesure. Ce qui ne l’empêchait pas de sauter certaines de ses variations quand il entendait trop de toussotements dans le public de ses concerts ! Sacré Serguei.


Plus austères et structurées, les variations Goldberg de Bach, les Diabelli ou Eroica de Beethoven, montrent que dans une combinatoire inépuisable, il est possible de jouer avec un thème à l’infini, de dévoiler chacune de ses facettes, d’en tirer de l’or à la façon d’un alchimiste, jusqu’à se trouver sur les plus hauts plateaux où souffle le vent salvateur de l’Esprit ! 




dimanche 3 septembre 2017

Piano Forest

Si vous aimez le piano et les balades bucoliques en forêt, vous serez portés par la beauté du film d'animation Piano Forest de Kojima. On y retrouve la poésie japonaise délicate du Vent se lève de Miyazaki, avec une touche de Chopin, de Mozart et de Beethoven - et beaucoup d'arbres. C'est aussi une belle histoire d'amitié et de rivalité entre un enfant riche, Amamiya, préparé à devenir une bête à concours, qui souffre sur les touches depuis son plus jeune âge, et le petit Kaï, pauvre, capricieux et hirsute, qui joue comme il respire sans même connaître le solfège.



Au cœur d'une forêt mystérieuse, sous les grands rayons de lumière d'une clairière, git un grand piano à queue, abandonné par le plus grand concertiste du pays, un pianiste déchu qui a perdu l'usage de sa main dans un accident et décide de prendre Kaï , le petit gavroche de génie, sous son aile bienveillante. Car seul le petit Kaï est capable de tirer des sons de ce colosse de métal et d'ivoire planté dans la clairière, et les sons résonnent partout dans la forêt, des improvisations impressionnistes à la croisée de Ravel et Debussy. Je pense alors à ces vers de Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent

La forêt, temple vivant de sons et de couleurs, indissociable du piano, est bien le personnage principal de ce film : la forêt qui referme des secrets, la forêt qui héberge esprits, songes et légendes, la forêt magique qui console car c'est un refuge musical pour nos jeunes amis.

La fascination du Japon pour une certaine culture occidentale était apparente dans le Vent se Lève, dont le titre est un vers de Paul Valéry (... il faut tenter de vivre), et contenait des réminiscences subtiles de la Montagne Magique de Thomas Mann, alors que les jeunes ingénieurs aéronautiques japonais tentaient d'égaler la formidable technologie allemande des avions de chasse, un instant de grâce et d'espoir avant qu'un tourbillon de feu et de sang ne vienne anéantir leur archipel.

Piano Forest célèbre de son côté le lien très fort du Japon avec notre musique classique - au concours de piano, les jeunes pianistes s'affrontent sur la Sonate K.310 de Mozart. Dans le roman 1Q84 de Murakami, la Sinfonietta de Janacek résonne dans un taxi avant le basculement de l'héroïne dans un monde parallèle. Janacek était d'ailleurs fasciné par la poésie de la forêt bohémienne, comme en témoigne son bel opéra La petite Renarde Rusée ; son compatriote Dvořák a aussi écrit une suite pour piano sur les forêts de Bohème. Comment ne pas penser aux Scènes de la Forêt de Schumann - Waldszenen ; il existe d'ailleurs un mot en allemand, Waldeinsamkeit, qui décrit la sensation unique s'être seul dans les bois. Emerson en a tiré un poème éponyme dont voici une strophe :

There the great Planter plants
Of fruitful worlds the grain,
And with a million spells enchants
The souls that walk in pain

Si toutes les forêts ne contiennent pas un piano enchanté, elles nous parlent sans mots, elles ont le pouvoir presque magique de nous apaiser si nous souffrons, de nous inspirer, de nous consoler, et de nous ramener à notre nature première : de grands animaux qui pensent trop et aiment se réfugier en silence au milieu des arbres.