lundi 16 octobre 2017

I like Chopin

Si la musique de Liszt est tour à tour grandiose, démoniaque et angélique , show off, sublime dans ses excès, voire dépouillée dans son crépuscule atonal, la musique de Chopin est une flèche qui me perce le cœur.

Nocturnes rêveurs, à la mélancolie noble et aristocratique. Un monde onirique et hors du temps, des plaintes, des pleurs, les reflets de la lune dans un lac, des romances sans parole où l'espoir vient pourtant de la Beauté. Fantaisies et scherzi tour à tour furieux et élégiaques. Les études évidemment, et leur virtuosité insensée, scintillante, dont certaines sont une pure révolte, un cri sur les barricades révolutionnaires, un souffle de vent glacial sur le piano. Le même vent glacial qui souffle sur les tombes et fige mon sang dans le Finale de la 2ème sonate, plus funèbre que la marche éponyme. La Barcarolle : "ce moment de bonheur, Chopin l'a si bien fait chanter, dans la barcarolle, qu'à l'écouter l'envie pourrait prendre même les dieux de passer de longues soirées d'été allongés dans une barque." (Nietzsche)



Et puis il y a les oeuvres de salon, les valses, d'une mélancolie plus douce, avec une certaine retenue et un brin d'affectation mondaine. Les polonaises qui sont un chant patriote et idiomatique, parfois triomphal ou révolté, à part la Polonaise Fantaisie peut être, et ses paroxysmes jamais atteints. Les préludes, d'une variété incroyable, qui ont, selon Liszt, "la libre allure des œuvres de génie". De la musique pure, inclassable, sortie d'un esprit affranchi de toute contrainte, où sont tous les climats, toutes les tempêtes et les havres de paix, des vagues ondoyantes, du tonnerre et des éclairs, la colère aussi, et le point culminant, le 24ème prélude, qui semble un triomphe brillant, mais un triomphe funèbre.



La musique de Chopin me perce le cœur ; à consommer avec modération, mais qui n'aimerait pas ce doux opium. Qui n'aime pas rêver avec le Poète qui fait chanter le piano sous la voûte étoilée, bercé par les songes ?


dimanche 8 octobre 2017

Lanzarote



Claudio Arrau égrène dans mes mauvais écouteurs bluetooth quelques mesures des nocturnes de Chopin, et c'est ici dans mon lit à Javel, entouré de l'insignifiance de mon appartement de cadre moyen, que je me souviens de Lanzarote.

J'ai atterri à Fuerteventura, une ile pierreuse jalonnée de resorts all inclusive pour anglais obèses et de spots de kite surf. Je m'en suis enfui assez vite, et sur le ferry je vois se détacher la silhouette volcanique de Lanzarote : les maisons d'un blanc éclatant, la roche brune et ocre, et quelques rares palmiers. Je comprends pourquoi Houllebecq a situé ici sa "Possibilité d'une île" : le paysage, lunaire et dépouillé, a tout pour plaire au plus neurasthénique de nos écrivains. Les routes sont taillées au milieu de coulées de lave immenses, qui semblent à peine refroidies. Rien à voir pourtant avec Santorin et ses coupoles orthodoxes, son immense caldeira remplie par la mer Egee, dont l'éruption millénaire a causé l'extinction des Minoens, ses falaises abruptes où les villages semblent s'agripper face au vide.

Ici, le relief est plus doux. Je suis seul, elle n'est pas venue, je ne comprends pas encore qu'elle sera partie dans 6 mois, et que mes escapades solitaires ne sont que le prélude à une rupture. Sur la route du parc national de Timanfaya, j'écoute la B.O de Brazil, et sa musique rêveuse, dystopique. Le parc est envahi de touristes allemands vulgaires et agressifs, ce qui ne leur ressemble pas : je jette un oeil au cônes rougeatres des volcans endormis, et je passe mon chemin, au bord de la mer, pour observer les rouleaux de l'Atlantique se briser sur la côte nue. Comment ai je pu croire qu'elle resterait avec moi ?

De retour à l'hôtel, un beau complexe post moderne blanc et piscine turquoise qui surplombe une marina avec des maisons presques coloniales, je me pose en effet la question. Peut être que Houellebecq avait la réponse : à Lanzarote, il a préfiguré la création d'une secte transhumaniste qui clonerait à l'infini quelques humains triés sur le volet, et vivraient éternellement, par la sauvegarde de leur esprit à chacune de leurs morts. Chacun d'entre eux vivant dans une maison forteresse, dans un monde post-apocalyptique nucléaire, évidemment tout contact sexuel entre les heureux élus est exclu, à part via une vidéo conférence. J'ai ma copine au téléphone de temps en temps aussi. C'était une bonne idée d'aller à Lanzarote tout seul ?

Une des rares curiosités architecturales de l'île, c'est la maison de Cesar Manrique, peintre, sculpteur et architecte, qui a créé ici un mélange du palais bulle de Cardin en version underground, avec force bassins, canapés en skai kitsch et fontaines improbables. La maison de surface, plantée dans un champ de lave, rassemble des fresques à la Miro et beaucoup de peintures laides. Le plus beau, ce sont ses baies vitrées qui donnent sur les volcans, avec quelques Dragonniers des canaries, arbres préhistoriques et robustes, qui se détachent à l'horizon. Mais la nudité de cette île m'opresse un peu.

Le soleil de décembre ne tape pas trop. Ai-je bien utilisé mes RTT ? Au moins je sais maintenant ce que signifie l'expression "paysage minimaliste". Mon avion décolle d'Arrecife direction Gatwick puis CDG, Thomas Cook Airlines. L'île a l'air plus verte vue d'en haut. Passent les murailles d'Essaouira, si petites vues de mon hublot, et je me souviens qu'Orson Welles y a campé son Othello chypriote. Pas de raison de désespérer, il reste des Canaries - les Iles Fortunées - à explorer.

samedi 7 octobre 2017

Souvenir de Chypre





Dès l'atterissage à Paphos, je suis de mauvaise humeur. J'arrive de Grèce où il pleuvait des trombes d'eau, noyant la riviera athénienne, Vouliagmeni d'habitude si chic dans ses calanques, transformée en rivières boueuses. Les 4X4 avaient beau ralentir, ils me projetaient au visage cette eau grise au bord de ma rue sans trottoir, quand j'allais serviette à la main me baigner dans le lac salé où de petits poissons venaient me picorer les pieds.

Le vol Ryanair n'était pas si inconfortable, soleil couchant sur la mer Egee, jambes étendues près de l'issue de secours. Mais à Paphos Airport le loueur se fait attendre, finalement le verdict tombe, c'est une automatique, bien défoncée, et le volant est à droite. Damn it ! J'avais oublié qu'on roulait à gauche ici. Les anglais ont semé le chaos ici, non contents de laisser derrière eux une ile divisée parcourue par un no-man's land de l'ONU et de détenir des bases militaires un peu partout, il va falloir que j'apprenne à prendre les ronds points à l'envers. Je me concentre pourtant, la nuit est noire, mais évidemment j'attaque le premier rond point à contresens, klaxons, appels de phares, et je me dirige vers Paphos pour la première nuit, dans un resort lamentable pour anglais obèses. L'hôtel est laid et bon marché, avec une vue imprenable sur la route nationale, j'essaie de charger mon téléphone, et la sanction est sans appel, une prise anglaise à la con, avec trois trous ! J'ai l'air d'un imbécile. Les anglais ont semé le chaos partout.

Grecque, romaine, turque, byzantine, Chypre ne s'était pas si mal sortie des siècles et des confrontations. Ile natale d'Aphrodite, c'est ici qu'Othello le maure taciturne a tué sa belle Desdemone d'une main jalouse. Au milieu du XXème siècle, c'était encore le seul endroit où Grecs et Turcs vivaient ensemble comme des voisins un peu turbulents. Mais les anglais avaient récupéré l'île, ils ont divisé pour mieux régner, et à leur départ, évidemment, putsch des Grecs, intervention des Turcs qui occupent le Nord en 1974, 38% de l'ïle, opération Attila, et au milieu comme une balafre court la zone tampon de l'ONU, no man's land couvert de mines et de barbelés. Une DMZ bien étrange. A Nicosie, je franchis un premier checkpoint chypriote, et je me retrouve dans une sorte de terra nullius où des diplomates sirotent tranquillement des cafés latté avec leur voitures immatriculées UN, au milieu de maisons abandonnées depuis 40 ans. Interdiction totale d'y pénétrer, sauf pour des instagrammeurs hardis comme votre serviteur. Maisons de maitre éventrées, aéroport de Nicosie envahi par les herbes folles, avions qui rouillent sur le tarmac et ne décolleront plus jamais... De l'autre côté, le checkpoint turc, repeint à neuf, ne demande qu'à tamponner mon passeport et me faire basculer dans une autre civilisation, celle de Soliman et d'Atatürk.

Je préfère mon hôtel-spa dans les collines proches de Paphos où je sirote des bières roumaines en pensant à mon prochain sauna. Je lis les Citrons Amers de Durrell, un amoureux de l'île, de toutes ces iles bénies de Corfou à Rhodes, qui pourtant derrière son philhellenisme décoratif cache un brin de condescendance toute britannique pour ses hôtes. A Nicosie toujours, j'arpente la ville, ses petites rues chaotiques qui mènent à des impasses gardées par des militaires, et des sacs de sable empilés avec des meurtrières pour tirer, théoriquement, sur le méchant turc. Le tocsin des églises orthodoxes est couvert par le chant du muezzin, à seulement 100 mètres d'ici. Pourtant, la situation n'est pas si tendue... passer de "l'autre côté" ne demande que quelques minutes. A deux pas des sacs de sable de l'armée et des barbelés, on trouve des bars branchés et une jeunesse chypriote insouciante. La partie turque de Nicosie est encore plus belle et ne manque pas de pittoresque : ruelles médiévales, cathérale convertie en mosquée, casinos et semi-bordels, magasins de montres et de parfums...  en fait, cette partition a de plus en plus d'opposants, et les anciens ennemis ne se détestent plus tellement. Tout le monde est fatigué par cette absurdité géopolitique, sauf peut être les Russes qui trouvent côté grec soleil et refuge pour leur argent louche, et les Turcs du continent qui viennent s'éclater dans les casinos. Le conflit est figé car Ankara en fait une question de principe pour contrarier la Grèce et l'UE.

Je repasse la frontière et sur la rue Ledras, je tombe sur Savvas, un intellectuel et éditeur chypriote, qui me déclare pourtant son désarroi et son dépit. "Ils ont osé graver ce drapeau turc géant sur notre montagne, le Pentadaktylos" ; "tous les matins, en me levant, je vois cet immense drapeau sur la montagne de l'autre côté, et cela me donne des troubles pyschologiques" ! Le pentadaktylos, la montagne aux cinq doigts, qui surplombe Kyrenia maintenant nommée Girne, ermitage de Durrrell et de ses citrons amers. Je comprends son énervement. Mais je sais qu'au fond les jeunes chypriotes ne demandent qu'à se réunir, et que seuls les vieux irréductibles des deux côtés gardent de la rancoeur pour les villages abandonnés, les mosquées expulsées, les monastères transformés en dépots d'armes, Varosha, version locale de la Baule, devenue ville fantôme, Tchernobyl balnéaire seulement patrouillé par quelques soldats turcs et photographes en mal de sensations. Dans les rues adjacentes, on trouve de tout, des librairies riches de gravures et cartes, des restaurants bon marché, et des bars à entraîneuses. Toute la faune nocturne dont rêve un voyageur solitaire.

Le lendemain, je franchis une fois de plus le no man's land, et un taxi turc me mène à Ercan, l'aéroport de la partie Nord, non reconnue par la communuaté internationale. Si mon vol se crashe, je ne serai pas indemisé, et aucun avion ne peut se poser ici sans avoir fait un "touchdown" en Turquie. Je passe devant le drapeau rouge et blanc géant tracé sur le mont pierreux : je ne sais pas si je dois le trouver beau ou injurieux dans sa grandiloquence patriotique. Mon Airbus m'attend, direction Istanbul. Je dis au revoir au flamboyant Savvas et à ses chimères patriotes, et j'espère que les ennemis se tendront la main, au delà des blessures du passé, quand sera venu le temps de l'oubli et du pardon.

dimanche 1 octobre 2017

Reims




Il était temps que j’écrive un article sur Reims, mon refuge, repos de mon âme troublée par les turpitudes parisiennes, Reims gracieuse et bourgeoise, Reims prolo et bobo, petit joyau art Déco posé au milieu des coteaux champenois.

Art Deco, oui, car la ville a été entièrement rasée en 14-18, c’est le Stalingrad Français, la ligne de front à 5km, des forts et cimetières militaires jalonnent encore les environs. Quand je fais du VTT au milieu des champs et forêts bucoliques, sur les flancs de la colline qu’on nomme « Montagne de Reims », je croise les tombes où les jeunes ennemis du passé dorment en paix, mêlés dans une terre indifférente à la haine des hommes. Pendant la guerre, la cathédrale a été lâchement visée par des obus scélérats : incendies, effondrement de la voûte. Les gargouilles crachaient alors du plomb en fusion. Restaurée par Rockfeller, son triomphe de pierre est désormais total. Ses milliers de statues, mérovingiens impassibles, anges souriants, saints décapités nous toisent désormais avec sérénité.

La France républicaine refoule son passé royal, mais il est possible ici de se souvenir du faste des Sacres. Presque tous nos rois depuis le baptême de Clovis ont été couronnés ici, et le Palais du Tau contient encore les « regalia » épargnés par la révolution : riches habits, joyaux et couronnes, illustrations du faste révolu. Il ne reste presque plus rien de la ville médiévale à part quelques maisons à colombages restaurées ; les romains ont laissé derrière eux de belles mosaïques et une porte triomphale, la porte de Mars, qui vient rappeler l’importance de Durocortorum, capitale de la Gaule Belgique, face à l’insignifiante Lutèce. Les temps ont un peu changé depuis : le TGV draine son lot de cadres vers Paris.

La ville dans son ensemble, reconstruite dans les années 20, contient quelques joyaux comme la bibliothèque Carnegie, splendide bâtisse Art Deco dont les lustres et les mosaïques me donnent l’impression d’embarquer dans un grand Transatlantique lustré dédié à la Connaissance. Quelques édifices « néo-historicistes », un peu de « Post-haussmannien », des maisons particulières en pierre de taille avec de beaux jardins, des faubourgs assez moches. Et, tout près d’ici, la vallée de la Marne et ses immenses alignements de vignes, villages viticoles riches et lepénistes. Nains de Jardin plaqués or, gros 4x4 et bars PMU déserts. Ici, on picole à domicile, et pas seulement pendant les vendanges.

Reims est mon refuge. Le week-end, j’embarque dans le TGV Est et je me planque avec mes livres au coin du feu dans la grande maison de mes parents, trois étages de moquette et de moulures, et son grand escalier surmonté d’un puits de lumière. Je respire l’air qui est moins rare ici. J’arpente la rue de Vesle, commerçante et laide, avant de gagner la Place d’Erlon, dont les triviales terrasses sont sublimées par la Victoire Ailée, splendide fontaine Art Nouveau au sculptures sensuelles et fleuries. Je continue vers la Place du Forum où se font face Cryptoportiques Gallo-Romains, ancienne gloire médiévale de l’Hotel Le Vergeur, et des immeubles d’une certaine bonhomie bourgeoise. J’achève ma marche vers l’Hotel de Ville, vaguement Renaissance, et le quartier du boulingrin, qui attire désormais les hispters du cru dans ses petits restaurants autour des anciennes halles. Autrefois lieu de prostitution et d’embrouilles, les Halles Restaurées ressemblent à un grand vaisseau spatial avec leur voûte moderniste, un grand dôme de béton au reflets jaunes et bleutés, refuge des brocanteurs du dimanche.

Reims, tu m’as vu naître et grandir, devenir un étudiant puis un homme imparfait. J’ai appris à lire dans la petite école Thillois, au milieu des tilleuls et des tableaux noirs où j’entends encore grincer la craie du professeur. Après un passage loupé en classe prépa HEC à Paris, tu m’as accueilli encore dans ta fac de droit délabrée et ses amphis-coquille so seventies, désormais envahis par les migrants. Dans ton école de commerce, j’ai appris ce qu’était un compte de résultats, j’ai surtout fait la fête, rencontré l’amour et forgé des amitiés inoxydables. Tu es le fief de ma famille, mes parents se sont mariés dans ta cathédrale, ma sœur dans le palais de l’Archevèque ; ma grand-mère a fondé ici un grand laboratoire d’analyses et mon grand père s’est illustré dans l’ophtalmologie. Tous deux étaient d’une générosité et d’une grandeur d’âme remarquable.

Nous habitions en face de chez eux, dans un bel appartement bourgeois, rue de l’Arquebuse, près du parc de la Patte d’Oie. La maison de ma grand-mère était immense, la maison résonne encore de nos jeux d’enfants et de nos parties de cache-cache. Après le dîner préparé par la gouvernante ardennaise et son accent impénétrable, nous regardions des VHS de Walt Disney avec mes sœurs. Des films aussi, et j’apprends à rêver des aventures d’Indiana Jones, je chasse les fantômes avec Bill Murray dans Ghostbusters, j’explore le Hill Valley des années 50 avec Marty Mc Fly dans sa DeLorean. Top Gun, aussi : je ne découvrirai que 15 ans plus tard que ce film était crypto-gay (ah les grandes parties de Beach Volley, playing with the Boys, et les mecs en Stetson et slibard dans les vestiaires moites – moi qui ai cru à sa romance de pacotille avec Kelly Mc Gillis). Ma grand-mère était une seconde mère pour moi, une femme fière, forte, une entrepreneuse, une voyageuse infatigable – elle nous a quitté trop tôt, emportée par une rupture de l’aorte, foudroyante. Je veux garder d’elle le souvenir de sa bienveillance permanente, omniprésente, dont ma mère a hérité et dont j’essaie de faire preuve aussi, avec mes imperfections.

Nous possédions alors une maison de campagne avec un grand toit de chaume blottie dans un vallon près de la Marne. A perte de vue, des vignes, des forêts de pins en haut des collines et Chatillon sur Marne, couronnée de la statue triomphale d’Urbain II, natif de la région et lanceur de la Première Croisade. Au fond du vallon, on trouvait de grandes prairies, des noyers et un petit ruisseau sur lequel j’aimais faire des barrages, aussitôt détruits par le cantonnier. Armé d’un marteau et de planches, j’installais des cabanes dans le sapin, tandis qu’au loin, des hélicos de poche aspergeaient les vignes de pesticides. On aillait cueillir les prunes dans le verger. Notre vie heureuse oscillait au rythme des balançoires et des déjeuners dominicaux ; dans le grenier qui sentait la poussière et les vieux livres, nous construisions aussi des cabanes, en coussins celles-ci, derrière d’immenses fauteuils club en cuir. En bas, les parents et ma grand-mère attendaient paisiblement la fin du dimanche devant un grand feu de bois – le feu, toujours, au milieu de la nuit. Puis, après un bain chaud, nous prenions la Saab 9000 de mon père, je me souviens encore de ses sièges en velours, l’autoroute A4 nous ramenait au bercail pour une nouvelle semaine insouciante, une semaine d’écoliers.

Le saule pleureur où nous prenions la pose pour nos photos d’enfants a certainement disparu. Trop isolée, la maison a été pillée à de nombreuses reprises par des vendangeurs avides. La petite maison en bois de nos jeux enfantins a été fracassée par une hache anonyme et rageuse. L’âge d’or de notre enfance s’est terminé avec la vente de cette maison, désormais impossible à entretenir, mes parents n’ayant pas le goût de la campagne.

En face, sur la colline, au milieu des vignes, on trouve un petit cimetière qui domine la vallée. Ma grand-mère Jeanne et son mari Pierre reposent ici. Parfois, je viens poser une fleur sur le marbre gris et je ferme les yeux en pensant eux. Leur souvenir vit en moi – il nous ont montré qu’il est possible de construire une vie belle et prospère par la bienveillance, la générosité et le désintéressement le plus total, aux antipodes du narcissisme et de la méchanceté. Je reste convaincu que leur voie est la seule à emprunter, mais suis-je fait de la même âme, de la chair qui était la leur ?





dimanche 24 septembre 2017

Souvenirs de Crimée




La Crimée est à nous. Krim Nach ! C’est le cri poussé par les séparatistes pro-russes, accueillant en 2014 les petits hommes verts, ces soldats sans insignes de Poutine annexant sans tirer un coup de feu la péninsule, la rattachant à la « mère patrie », mettant échec et mat l’OTAN et l’Euromaïdan de Kiev. Le cadeau de Krouchtchev à la république fédérée d'Ukraine est repris d'une main ferme et avare.

Krim Nach ! C’est aussi le cri que j’ai poussé avec mon ami Marin, quand notre avion s’est posé à Simferopol, après des retrouvailles chaleureuses dans l’aéroport Domodedovo de Moscou. A cause des sanctions internationales, les avions ne viennent plus que de la mère patrie, et tout visiteur doté d’un visa Russe peut être poursuivi devant un tribunal ukrainien. A cause des sanctions aussi, pas de téléphone mobile, et dès la location de la voiture, le ton est donné : nous retrouvons un intermédiaire louche dans un HLM soviétique coincé entre l’aéroport et la centrale électrique. Au mur, un calendrier de Staline, des photos de la marine russe et un poster anti-Obama. La transaction est garantie par la « Standart Vodka Bank ». Ambiance.

A Simferopol, laide capitale provinciale, nous descendons à l’hôtel Ukraina, gardé par un homme armé, le seul correspondant à peu près à un trois étoiles local. Dans les rues ternes, se détachent les drapeaux de Rossiya Edina, le parti de Poutine, et son ours surmonté des trois couleurs de la grande Russie. Entre l’inévitable palais de la culture et les fausses isbas, restos pour touristes égarés, nous échouons dans un karaoké-chicha. Ici l’art du karaoké est poussé à son paroxysme, c’est le sport national, on descend des shots de Krimshy Cognac, pas si mauvais, sur d’immenses canapés en skaï, tandis qu’un russe éméché entouré de deux beautés qui pourraient être ses filles entonne Adamo, oui Adamo, dans un français parfait. Manifestement cet homme est surentraîné et plait beaucoup aux femmes.

La grande route du Sud est parsemée de villages tatars et de grands « billboards » à la gloire de Poutine, protecteur de la patrie. Poutine face à la Mer Noire, en lunettes pilote et chemise ouverte, affirmant son amour pour cette petite péninsule, cette russie méridionale qui revient enfin dans le giron du Kremlin. Des posters de Pierre le Grand aussi, et Catherine la Grande, qui a soufflé la région aux Khans tatars. Staline a fini le boulot en les déportant tous, accusés de collaboration avec les nazis en pendant la seconde guerre mondiale. Nous stoppons à Bachkisarai, le palais des Khans, dernière relique de cet orient rêvé par les poètes et peintres russes. Car la Crimée est pour eux un mélange de Provence et de Turquie, dans un pays de Sibéries et de toundra. Délicieux contraste. Devant la « fontaine des larmes » de Bachkisarai, deux belles russes font des selfies, se cambrant d'un air poseur, et je pense à ce sonnet de Pouchkine :

Quittant le Nord, laissant des fêtes, Me trouvant à Bakchisarai, / J'entrai dans les salles muettes

Et dans les jardins du sérail. J'errai là même où le Tartare, Fléau des peuples, odieux, Jouissait de délices rares / Après des combats furieux.

(...)La volupté sommeille enclose / En ce palais, en ces jardins, / Parmi les clairs jets d'eau, les roses, Les ceps alourdis de raisins.

(...)Où sont les Khans et leurs harems ? / Tout semble triste et calme ici./ Je vois un fantôme imprécis, /Qu'évoquent le parfum des rose / Et le murmure des jets d'eau,

Belle, irrésistible, fatale .../ Est-ce ton esprit rayonnant, O Marie ? Est-ce toi, Zarème,/ Ardente et jalouse à l'extrème,/ Et qui dans ce lieu fascinant / Fut mise à mort en châtiment ?

L'âme de Pouckine plane encore ici. Direction Sébastopol, la base navale russe. Un mélange de Marseille et de Toulon, ville héroïque plusieurs fois détruite et conquise, aujourd’hui point d’ancrage de la grande flotte du Sud, immaculée et fraîchement repeinte. Des Sukhoi survolent les calanques en signe d’avertissement. Des dizaines de destroyers et sous-marins sont alignés sur les docks. On se prend en photo avec la police militaire navale, le musée militaire nous dévoile ce passé de luttes et de sièges, de charges de cavaleries, obus, torpilles et drapeaux à l’appui. Aujourd’hui encore Sebastopol a un œil tourné vers le Bosphore et la Méditerranée : les mers chaudes que la Russie a toujours voulu approcher et dominer. A Balaklava, une ancienne base de sous marins soviétiques accueille désormais une marina chic et des myriades de restaurants cheap, des magasins de souvenirs qui vendent tous T-Shirts, serviettes de plages, mugs et autocollants à la gloire de Poutine. Les goodies du Tsar.



   Isaac Levitan, dans les montagnes de Crimée, 1886


Ivan Aivazovski, Pouchkine en Crimée près des rochers de Gourzouf, 1880

La route serpente sur la côte, dans les vignes, sous les immenses falaises blanches qui tombent dans la Mer Noire. Ici à Foros, Gorbatchev fut retenu dans sa datcha par les Putschistes. Un biker met les gaz devant une église orthodoxe reluisante et dorée. Les montagnes sont mystérieuses ici, couvertes d’épaisses forêts, elles couronnent cette riviera russe qui ressemble étrangement à nos Alpes Maritimes. Beaucoup de peintres y trouvèrent l’inspiration du Sud, leur Sud : paysages brumeux de l’impressioniste Levitan, marines d’Aivazovski, rêveuses, agitées, solaires. Cette région est chargée d’imaginaires, héritage des occupants successifs : barbares cimmériens, grecs pontiques de l’antique Tauride, vénitiens, génois, tatars et russes. Tous se sont laissés bercer par cette petite méditerranée à la limite des steppes. Beaucoup de soldats ont trouvé la mort aussi, pendant la terrible guerre de Crimée du XIXème et le siège de Sebastopol de 1942.



Yalta, enfin. Le palais de Livadia, blanc immaculé dans ses jardins, à peine habité par Nicolas II victime de sa malédiction, accueillit la conférence des vainqueurs alliés : des statues en cire de Churchill, Roosevelt et Staline viennent nous rappeller le difficile accord « d’un cigare, d’une cigarette et d’une pipe ». Il ne manquait que De Gaulle ; mon ami Marin est son sosie, du haut de ses 2 mètres, avec sa voix profonde et sa grandeur d’âme. La côte nous dévoile ses tresors : palais néogothiques dominant la mer, nids d'aigle princiers, datchas aristocratiques, ermitages d’artistes,  maison de Tchekhov. Ici le grand dramaturge écrivait ses pièces et tenait salon, Chaliapine venait chanter des airs d'opéra, Rachmaninov l’accompagnait au piano. Réminiscences de l’ancienne villégiature des privilégiés, devenue soleil des soviétiques. Les barres de béton ont repris le dessus, anciens sanatoriums, immense masse de l’hotel Intourist, mégalithe de 500 mètres posé sur les pentes boisées de pins.

Yalta est maintenant l’Ibiza russe, une station balnéaire populaire et agitée. Nous sommes les seuls européens, mais après tout cette Russie est peut être européenne! Boulevard Lenine, des filles court vêtues rabattent pour les night clubs locaux. Au pied de l’Intourist, un immense club "lounge" en plein air dévoile ses beautés slaves dorées au soleil, sous le regard jaloux de drageurs éméchés. Rencontrée au bar, la directrice du « strip club » de l’Intourist nous l’explique avec un aplomb imperturbable : avant, je m’occupais du club Mickey. Maintenant, c’est pareil au strip club, sauf que je m’occupe de grands enfants. J'encaisse son réalisme froid avec un regard songeur.

En rentrant à l’hôtel, le jour se lève, nous piquons une tête dans la piscine pour oublier le choc des mojitos en nombre. Un russe jovial et ivre vient se joindre à nous, à 7h du matin, bouteille de Krimsky Cognac à la main : « j’étais en train de boire dans ma chambre et je vous ai entendus ». Il me tend fraternellement la bouteille alors que je suis encore dans la piscine. Une dernière gorgée. Belle fin de soirée. Il est temps de partir, l’avion de Moscou nous attend. Krim nach !

jeudi 21 septembre 2017

Thème et variations (2) - Liszt à L'opéra

Dans un monde où Cyril Hanouna et Christophe Mae existent encore, il est urgent d'écouter Liszt. Particulièrement ses transcriptions d’opéras, dont la magie a toujours le don de me mettre en émoi. Car excepté l’opéra russe, qui a toujours été cher à mon cœur, je reconnais que je suis entré dans l’opéra italien, allemand, français par la porte pianistique : celle de Liszt, le transcripteur au grand cœur.

Paraphrase de concert sur Rigoletto, réminiscences de Norma, fantaisie sur des thèmes de Figaro… les noms sont programmatiques et témoignent d’un réemploi sans fin de la matière musicale, parfois avec une grande liberté, qui mêle transcriptions des grands airs de Verdi, Bellini, Berlioz ou Wagner, libre improvisation de génie, arabesques et péripéties, avec une verve et une bravoure qui n’a jamais été égalée. Son rival Thalberg s'y est essayé, avec malheur : il est tombé dans l'oubli, sauf via mon compte Instagram dont il porte le nom. Pauvre Thalberg ! Liszt le nommait "le chevalier des trémolos".

Vous qui avez peut être la chance de ne pas les connaître, découvrez la titanesque ouverture de Tannhauser, qui a su essoufler même le grand Cziffra. Pleurez avec La Mort d’Amour d’Isolde, et riez un grand coup devant le brio héroique de la Valse de Faust ou la Tarentelle de Bravoure (!) sur des thèmes de la Muette de Portici. Cziffra, hongrois et tzigane, entraîné dans la fumée des bars de Budapest, personne mieux que toi n’a saisi le panache et le geste heroïque de ces pièces ou seuls les cuistres ne verraient que virtuosité. Trilles, glissandi et octaves en furie, ici c’est le piano dans tous ses états qui se déchaîne, mais c’est aussi le chant de l’opéra, le bel canto qui fait vibrer les cordes, de manière aussi belle que la voix humaine. Avec parfois une bonne dose de nitroglycérine et de pathos : du hard rock ultra romantique comme on l’aime. Parfois même un peu de satanisme soft (cette part démoniaque a toujours existé chez Liszt), comme avec la Valse Infernale de Robert le Diable. Mais ici, c’est un diable en carton pâte, rien à voir avec les fulgurances sombres de la Sonate en si ou de la Dante Sonata. Désolé de vous avoir asséné ainsi ma Play-Liszt. Haha.

Ecoutez l’ébouriffante Réminiscence de Don Juan, qui dure presque 15 minutes et réalise le défi de contenir toute la tension dramatique et l’effet comique de l’opéra. Ici Mozart, tous les chanteurs et l’orchestre se retrouvent sous les dix doigts d’un painiste forcément fou ou génial ! Démarrant sur de grands accords dramatiques, celles de l’air de la statue du commandeur, annonçant la malédiction certaine Don Juan le jouisseur et blasphémateur, Liszt nous gâte ensuite avec de galantes variations sur le thème « La Ci Darem la mano », où Don Juan tente de séduire la belle Zerlina.

Là ci darem la mano,   (Là-bas, nous nous tiendrons par la main,)
Là mi dirai di sì, (Là-bas, tu me diras oui,)
Vedi, non è lontano, (Tu vois, ce n’est pas loin,)
Partiam, ben mio, da qui.  (Partons d’ici, ma bien-aimée.)



Une drague un peu plus classe que le « Hey Mademoiselle comment t’es bonne ton pull il te moule trop bien » en cours à Châtelet les Halles ; une certaine époque où même un histrion érotomane comme Don Juan pouvait séduire en versifiant vaguement.



Des variations limpides, qui restituent toute la légèreté du chant mozartien en l’agrémentant de petites acrobaties et pieds de nez pianistiques. Ce même air qui avait lancé la carrière d’un Chopin de 17 ans (!), ses La Ci Darem pour Piano et orchestre, qu’il a eu le culot génial de terminer en forme de polonaise, lui attirant ce commentaire proverbial de Schumann : chapeau bas, messieurs, un génie ! A 17 ans, je n’avais même pas encore de meuf, et je lisais les notices de CD Deutsche Grammophon aux WC.

Sur la fin de ses Réminiscences, Liszt atteint le climax absolu de la verve et de la virtuosité, en transcrivant le fameux « Air du Champagne », où le bellâtre prépare un immense festin arrosé de vin, un grand banquet, prélude à sa chute, car le commandeur assassiné s’invitera aussi, mais lui se nourrit de « nourritures célestes », c’est-à-dire qu’il enverra notre pauvre héros en enfer !
Fin ch'han dal vino
Calda la testa,
Una gran festa
Fa’ preparar.
Se trovi in piazza
Qualche ragazza,
Teco ancor quella
Cerca menar.
Senza alcun ordine
La danze sia,
Chi’l minuetto,
Chi la follia,
Chi l’alemanna
Farai ballar.
Ed io fra tanto
Dall'altro canto
Con questa e quella
Vo’ amoreggiar.
Ah, la mia lista
Doman mattina
D’una decina
Devi aumentar.

(Partono)
DON GIOVANNI
Tant que le vin
Leur échauffe la tête,
Fais préparer
Une grande fête.
Si tu trouves sur la place
Quelque fille,
Tâche de l'amener
Elle aussi avec toi.
Que la danse n'obéisse
À nulle ordonnance,
Tu feras danser
À l'une le menuet
À l'autre la contredanse,
À celle-ci l'allemande.
Et moi pendant ce temps,
De mon côté
À celle-ci et à celle-là
Je veux faire la cour.
Ah ! demain matin
Ma liste devra
Être plus longue
D'une dizaine.
(Ils sortent)
Ici Liszt fait exploser un véritable feu d’artifice, où acrobaties, virtuosité orgiaque et toutes sortes d’effets de manche pianistiques provoquent un véritable choc physique sur l’auditeur, mais sans jamais outrepasser les limites du bon goût, toujours en mettant ses moyens techniques immenses au service de la plus grande poésie et de l’essence de Mozart, ici celle du chant. Not virtuosity for the sake of virtuosity.



Pour ma part j’apprécie l’interprétation de Valentina Lisitsa, cristalline et transcendante, un peu froide peut être dans sa perfection, là où Lang Lang en fait des tonnes, alors que François René Duchâble, comme d’habitude, trouve le parfait équilibre entre expression poétique et virtuosité. Il existe même une version pour deux pianos, vertigineuse. A vous de juger !


En tout cas, sans musique, la vie serait une erreur (Nietzsche).

mercredi 20 septembre 2017

Paris, I love you but you’re bringing me down.




J’écoutais cette chanson un brin mélancolique de James Murphy, où Kermit la Grenouille chante partout à travers Manhattan son amour et sa haine de New York, avec quelques samples bleutés empruntés à l’Ascenseur pour l’Echafaud de Miles Davis.

Je veux te le dire à mon tour : Paris, I love you but you’re bringing me down.
Je ne suis pas le premier : Thomas Dutronc n'aime plus Paris (le ciel est gris, les gens aigris / Je fais la gueule, je suis pas le seul). Baudelaire avait le Spleen de Paris, et Doc Gyneco, né ici, trouvait une odeur de gaz sur les Champs Elysées, et la fille de la ville, agressive comme un flic en civil. Dejà en 1996 Mad in Paris déclarait en mode "funky soul" que Paris a le Blues.




Paris, tu m’inspires et tu m’agaces, tu m’envoûtes et tu m’épuises ; tu es comme une belle femme insupportable, je te veux et je te fuis, je veux rompre avec toi sans y parvenir.

Paris, j’aime tes quais de Seine, le pont des arts qui enjambe le fleuve, enfin débarrassé de ses cadenas. J’aime tes grands alignements néoclassiques, Rivoli, place Vendôme, le temple insensé de la Madeleine et les colonnes du Crillon, tes perspectives infinies, alignements maniaques d’arches, d'avenues et de tours, de l'obélisque de la Concorde au parvis de la Défense. J’aime les pins et les lacs du bois de Boulogne, chalets, îlots bucoliques et runners compulsifs. J’aime ta butte de Montmartre où des escaliers sans fin ouvrent le ciel, le bon côté de la colline, pas encore envahi par les touristes Lonely Planet en main, pour s’instagramer devant le sacré Cœur, inconscients de sa lourdeur byzantine. Pourtant j’aime me recueillir sous ses dômes ajourés.

Paris, j’aime ta Philharmonie et sa coquille de son blottie au coin du Périph’, écrin des plus grands orchestres, où résonnent les Steinways et les violoncelles. Tes musées, temples de culture qui nous offrent les plus hautes créations de l’Art, Orsay la gare sublimée, le Louvre et ses pyramides inversées, cour carrée triomphe de la géométrie, embarquements rêveurs du Lorrain, marines de Vernet, Delacroix et ses fulgurances équestres, ses chimères orientalistes, feuillages mystérieux de Corot et ses saturnales au bord d’un étang, pureté des idoles cycladiques en marbre de Paros, métopes d’Olympie, Vénus de Milo presque éraflée par les perches à selfie. J’aime le kaléidoscope brumeux des nymphéas de l’Orangerie et flâner dans les jardins des Tuileries, triomphe de la Raison sur le végétal, et voir cette femme renversée de Maillol devant les murs de buis, refuge des amants et des migrants. Au loin la Tour Eiffel et sa démonstration de force sidérurgique so 1900 se veut encore un phare qui éclaire le monde. Le phare français se perd dans la nuit, et le soleil se lève à Singapour, Pékin, Sao Paulo.

J’aime tes bars et tes restos innombrables où se joue le théatre de ma vie : collègues, amis, amours et ruptures. Slides à Saint-Denis, baisers à la Sorbonne, larmes à Odéon, accolades à Saint-Georges. Hotel Amour, bar à dates Tinder. Freddy’s, QG pour draguer et déconner. Bars à cocktails prohibitifs, bars de hipsters consultants à Pont Cardinet, bars PMU convertis en havres à bobos, brunchs prétentieux à 35 euros, gentrification globale qui fait de nous des clones barbus et consentants du monde corporate. Les Africains passent les portes, ils sont remplacés par des petits blancs très ouverts d’esprits, quinoa bio équitable, digital detox, yoga et mindfulness. Hypocrites citoyens du monde, à coup de miles Flying Blue, si inspirés par leur conférences TED qu’ils en oublient de vous dire bonjour. Pourtant, à deux pas, leurs startups grandissent dans la chaleur des incubateurs et des coworkings, et réinventent le monde - un univers digitalisé et exclusif.

Paris je t’aime mais tu draines mon énergie comme un vampire de pierre. Tu méprises la province qui te nourrit et t'alimente de jeunes idéalistes et ambitieux, ou de réalistes à la recherche de quoi subsister. Ton excellence est une condescendance. Tu t'agites comme une fourmilière. Tes voitures me pourchassent, ta foule me renverse, ton air m’étouffe. Ton métro claustrophobique pue comme un cagibi méphitique. En raison d’un accident voyageur (another one bites the dust), d’un problème de signalisation, d’un musicien turbulent, d’un Rom molesté ou d’un rail cassé, le RER B est encore en retard et m’infligera 30 minutes dans la promiscuité moite et terne de Chatelet-Les Halles, sous les néons tueurs. Moi qui aime le silence des cimes alpines et des grandes forêts, il me semble impossible de trouver ici le calme et l’apaisement de l’esprit, le temps de la contemplation. Ici tout est minuté car le temps est amputé. Tout le sens est perdu car nous n’avons plus le loisir de le trouver. Pourtant je cours partout, car mon esprit sans repos est en quête des mondanités, distractions, amitiés et amours que tu sembles offrir sans limites.

Paris tu es un paradoxe permanent, la ville la plus touristique et la moins accueillante, car le tourisme de masse profane et détruit tout ce qu’il étreint, des bus de chinois destination Vuitton aux cohortes grisonnantes qui piétinent les expositions. Versailles ressemble à DisneyLand ; Les jumbo-jets de CDG te donnent le baiser de la mort à chaque atterrissage. Je ne parlerai même pas de la menace terroriste pour rester décent, par respect pour les victimes et nos soldats qui se font poignarder devant Notre Dame. Le tourisme n’est pas une rencontre et la mondialisation une sacrée incompréhension. Tes serveurs sont hautains et agressifs, tes femmes les plus élégantes du monde parfois, leur beauté subtile, mais si souvent froide et indifférente. Paris, tu es figée dans ton passé de grandeur et ton musée bruyant, immobile mais grouillant me fait mal au crâne. Londres et Berlin sont des forêts de grues, tu te refuses à changer, caché derrière les fortifications bitumées de ton périphérique, accroché à la régularité rectiligne petite bourgeoise de tes façades haussmanniennes. Paris, tu as besoin d’air et de renouveau, tu es trop dense, trop chère pour moi. En 25 ans de labeur je pourrais m’offrir en ton sein un placard pour cadre donnant sur une cour sombre et la ventilation d’un restaurant asiatique.

Mais Paris, je t’aime quand même, en particulier la Gare de l’Est, la Gare de Lyon, Roissy et Orly.

Pour m’arracher à toi, et mieux te revenir. 


lundi 18 septembre 2017

Les Aéroports


Pour beaucoup de raisons que j’ignore, j’ai toujours aimé les aéroports.

En fait je mens, j’ai quelques idées de ce qui me relie à ces immenses hangars à duty free qui sentent le kérosène et la sueur de passager asiatique masquée par les effluves de parfum en promotion. Les aéroports ne sont pas, contrairement à ce que pensent les esprits chagrins, des chambres de torture par l’attente ou la seule alternative à l’ennui des correspondances serait de dévorer compulsivement des Haribos en lisant le dernier rapport économique sur l’Indonésie dans the Economist, le regard louchant vaguement sur les biélorusses nubiles qui défilent lascivement sur les LCD géants de la boutique Victoria’s Secret à côté d’une Nathalie Portman Miss Dior Cherie rosie par Photoshop qui exsude l’odor di Femina et le sexe facile dans une suite mal aérée du Crillon. Si votre copine vous interroge, vous étiez en train de méditer sur la pub HSBC juste à côté, et son message globish si profond : « L’idéogramme chinois pour « crise » signifie aussi « opportunité ». Va expliquer ça à Hénin-Beaumont et dans les quartiers Nord de Marseille, ducon.

Les aéroports me fascinent car j’y suis partout et nulle part. Partout, c’est-à-dire dans l’attente d’un envol potentiel pour le monde entier, Gdansk ou Vérone, Olso ou Singapour, Hobart ou Honolulu, Zurich ou Santiago. Partout où un jetliner pourrait poser ses roues et débarquer mon esprit qui ne tient pas en place. Nulle part aussi, dans ce no man’s land juridique où passé le security check, je quitte un pays pour une terra incognita où seuls règnent les escalators, les cartouches de cigarettes, caisses de Veuve Cliquot et bouteilles de Porto, un endroit ou le temps et l’espace semblent amortis comme mes pas sur la moquette, où personne ne reste jamais plus de trois heures, à part les apatrides et les agents d’entretien.

J’aime les aéroports, car j’aime les avions, ces grandes carcasses de métal rivetées au fuselage un peu pataud, ces immenses bombonnes pressurisées qui par le miracle de la mécanique s’élancent sur la piste et m’expédient au royaume du Vent, dans le dernier endroit au monde où Homo Sapiens devrait se trouver, par moins 50 degrés à 900 kilomètres/heure, sans oxygène, en train de siroter blotti sur mon hublot, siège 5D, mon troisième jus de tomate, le regard perdu entre le ciel bleu métal et la mer de nuages. 

L’aile vibre sous l’effet des turbulences, le plastique craque, j’entends le « dong » étouffé mais rassurant, m’invitant à serrer ma ceinture, c’est le moment de faire un Instagram des Alpes qui défilent sous mes pieds. Puis les Grands Lacs, Bellagio et Stresa perdues dans les brumes, Bergame, la lagune de Venise et le grand Canal qui serpente la sérénissime, l’aride karst Slovène, le Golfe de Corinthe qui reflète le soleil, le Bleu de la mer Egee, plus profond que celui du ciel. Pour celui qui aime les cartes, un vol est comme un atlas vivant – pour peu que le temps le permette ! Un autre vol m’a dévoilé comme un Dieu les crêtes des montagnes corses où j’ai tant contemplé et souffert, sur l’austère GR 20, avant de piquer sur la Sicile et de me poser au milieu des salines de Trapani. Ce Beauvais-Palerme m’a coûté le prix d’un kebab place de Clichy – le domaine des cieux n’appartient plus à une aristocratie ailée.

J’aime les aéroports car j’aime le Toblerone, cette métaphore triangulaire de la Suisse, et ses mini Cervins comestibles que je m’enfile en salle d’embarquement en me disant que, oui, la prochaine fois j’en achèterai un autre pour mes collègues de bureau. Le Toblerone est définitivement un truc d’aéroport. Le simple acte de voler est une incitation à consommer du Toblerone, et réciproquement. Ces lingots dorés trônent ici par piles entières, comme si la Suisse avait pour un instant renoncé à son or suspect pour le transformer en nougat chocolaté, et nous l’offrir aux quatre coins du monde, dans chaque endroit où s’imprime une carte d’embarquement. 

J’aime les aéroports car je n’y suis pas moi-même ; je suis déjà parti. Un Lysanxia sous la langue, la Septième de Beethoven dans mes écouteurs, j’entends à peine sa sublime danse dionysiaque qu’il faut y aller, les passagers s’alignent au comptoir, Sky Priority. Bientôt le bus du tarmac, le sourire standard de l’hôtesse et ses consignes de sécurité machinales, j’entendrai le tonnerre des réacteurs émoussé par les boules Quies, bientôt moi aussi je m’envolerai vers un ailleurs que je ne désire pas tant.


Car ce que j’aime, c’est voler au hublot. Avec mon Toblerone.

mercredi 13 septembre 2017

Thème et variations (1)

Dans cette période d’otium forcé, j’ai du temps pour réfuter cette citation attribuée (à tort ?) à André Malraux : « trop de variations tuent les variations ». Vous le savez, je e suis pas musicien ni musicologue, j’ai arrêté le piano à 10 ans à la faveur d’une fracture du poignet et d’un brin de complaisance, mais je suis un mélomane sans mesure et un fanatique du piano dans tous ses états, de Bach à Petrucciani. Je vénère bien sûr le grand Liszt, cette rock star du XIXème, ce héros qui a poussé la grande armoire de métal et d’ivoire dans ses derniers retranchements techniques et poétiques. Un compositeur et un transcripteur de génie, qui n’a pas hésité à emprunter à ses contemporains leurs plus belles mélodies, opéras, symphonies, lieder, pour promouvoir la musique des autres et enrichir le répertoire de son instrument – échange de bons procédés, sincère de sa part, même s’il construisait ainsi sa propre gloire, et un sacré « mojo » auprès des femmes qui s’arrachaient son corps !

Les variations sur un thème original peuvent susciter l’ennui quand elles sont médiocres. Si on y ajoute la puissance de l’esprit en liberté, elles deviennent parfois des chefs d’œuvre, peu importe la pauvreté ou la simplicité du matériau initial : pensez par exemple au 24ème caprice de Paganini, assez trivial, qui sous les doigts de Rachmaninov, Brahms, Liszt, ou Lutoslawski, est devenu tour à tour concerto pour piano exubérant et sentimental, étude de virtuosité étincelante ou une surprenante fantaisie pour deux pianos. 





Dans toutes ces œuvres triomphent la poésie, le sentiment, le sarcasme, la verve, l’humour même : l’exercice de style est devenue œuvre de génie. Rachmaninov a par ailleurs écrit des variations méconnues sur des thèmes de Chopin (prélude n°20) et Corelli : la simplicité des mélodies originales contraste tellement avec le foisonnement, la richesse et l’inventivité dont fait preuve le grand Serguei. Fugues, arpèges, octaves martelées furieusement sur le clavier, tempêtes, clairs de lune et contemplation élégiaque, triomphe digne du finale de ses grands concertos, cette immense variété de climats et d'humeurs ruisselle depuis les quelques mesures initiales du thème, source intarissable grâce à l'inspiration du compositeur. Le sentimentalisme sans affectation, viril, tellement slave de Rachmaninov, donne ici toute sa mesure. Ce qui ne l’empêchait pas de sauter certaines de ses variations quand il entendait trop de toussotements dans le public de ses concerts ! Sacré Serguei.


Plus austères et structurées, les variations Goldberg de Bach, les Diabelli ou Eroica de Beethoven, montrent que dans une combinatoire inépuisable, il est possible de jouer avec un thème à l’infini, de dévoiler chacune de ses facettes, d’en tirer de l’or à la façon d’un alchimiste, jusqu’à se trouver sur les plus hauts plateaux où souffle le vent salvateur de l’Esprit ! 




dimanche 3 septembre 2017

Piano Forest

Si vous aimez le piano et les balades bucoliques en forêt, vous serez portés par la beauté du film d'animation Piano Forest de Kojima. On y retrouve la poésie japonaise délicate du Vent se lève de Miyazaki, avec une touche de Chopin, de Mozart et de Beethoven - et beaucoup d'arbres. C'est aussi une belle histoire d'amitié et de rivalité entre un enfant riche, Amamiya, préparé à devenir une bête à concours, qui souffre sur les touches depuis son plus jeune âge, et le petit Kaï, pauvre, capricieux et hirsute, qui joue comme il respire sans même connaître le solfège.



Au cœur d'une forêt mystérieuse, sous les grands rayons de lumière d'une clairière, git un grand piano à queue, abandonné par le plus grand concertiste du pays, un pianiste déchu qui a perdu l'usage de sa main dans un accident et décide de prendre Kaï , le petit gavroche de génie, sous son aile bienveillante. Car seul le petit Kaï est capable de tirer des sons de ce colosse de métal et d'ivoire planté dans la clairière, et les sons résonnent partout dans la forêt, des improvisations impressionnistes à la croisée de Ravel et Debussy. Je pense alors à ces vers de Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent

La forêt, temple vivant de sons et de couleurs, indissociable du piano, est bien le personnage principal de ce film : la forêt qui referme des secrets, la forêt qui héberge esprits, songes et légendes, la forêt magique qui console car c'est un refuge musical pour nos jeunes amis.

La fascination du Japon pour une certaine culture occidentale était apparente dans le Vent se Lève, dont le titre est un vers de Paul Valéry (... il faut tenter de vivre), et contenait des réminiscences subtiles de la Montagne Magique de Thomas Mann, alors que les jeunes ingénieurs aéronautiques japonais tentaient d'égaler la formidable technologie allemande des avions de chasse, un instant de grâce et d'espoir avant qu'un tourbillon de feu et de sang ne vienne anéantir leur archipel.

Piano Forest célèbre de son côté le lien très fort du Japon avec notre musique classique - au concours de piano, les jeunes pianistes s'affrontent sur la Sonate K.310 de Mozart. Dans le roman 1Q84 de Murakami, la Sinfonietta de Janacek résonne dans un taxi avant le basculement de l'héroïne dans un monde parallèle. Janacek était d'ailleurs fasciné par la poésie de la forêt bohémienne, comme en témoigne son bel opéra La petite Renarde Rusée ; son compatriote Dvořák a aussi écrit une suite pour piano sur les forêts de Bohème. Comment ne pas penser aux Scènes de la Forêt de Schumann - Waldszenen ; il existe d'ailleurs un mot en allemand, Waldeinsamkeit, qui décrit la sensation unique s'être seul dans les bois. Emerson en a tiré un poème éponyme dont voici une strophe :

There the great Planter plants
Of fruitful worlds the grain,
And with a million spells enchants
The souls that walk in pain

Si toutes les forêts ne contiennent pas un piano enchanté, elles nous parlent sans mots, elles ont le pouvoir presque magique de nous apaiser si nous souffrons, de nous inspirer, de nous consoler, et de nous ramener à notre nature première : de grands animaux qui pensent trop et aiment se réfugier en silence au milieu des arbres.




dimanche 27 août 2017

Souvenir des Açores



Au milieu de l’Atlantique, il existe une terre volcanique, isolée, enfouie dans les nuages, un paradis perdu à la végétation luxuriante. Tropicales mais tempérées, couvertes de fougères, de sapins et de vaches laitières, les Iles des Acores sont la synthèse inattendue entre la Creuse et Jurassic Park. Un petit jardin aux doux reliefs entre Lisbonne et Terre Neuve, un balcon vert sur l’océan aux perspectives infinies. Les routes bordées d’hortensias en fleurs mènent à des lacs volcaniques limpides, des chutes d’eau cachées par la jungle épaisse, des pics érodés par la pluie et le Gulf Stream. Parfois, une parabole géante au milieu des pâturages vient me rappeler la présence d’une base aérienne de l’OTAN : héritage de la chasse aux U-Boote menée par les Alliés dans ce secteur maudit de l’Atlantique Nord. A l’aéroport de Ponta Delgada, les Airbus de la SATA s’arrachent à regret au tarmac, et frôlent d'une aile la cathédrale coloniale. En 1949, le boxeur Marcel Cerdan, compagnon d’Edith Piaf, et la violoniste Ginette Neveu ont trouvé la mort dans un Lockeed Constellation en route pour New York, juste au dessus, sur le volcan – le pilote avait mal géré le brouillard.

C’est le bon endroit pour s’oublier, et planter le décor d’une expérience sentimentale amusante. J’adore me prendre des râteaux à l’étranger, dans des endroits exotiques de préférence : c’est plus pittoresque. Avant, c’était à Elseneur, à la sortie d’un concert de Philip Glass dans un ancien chantier naval. On entendait du saxophone et du synthé dissonant, tandis que les tankers russes passaient l’Øresund. Elle s’appelait Lea, elle était danoise, belle et lumineuse d’intelligence. Elle avait chassé mes baisers d’un grand éclat de rire : « ah, vous les Français, tous les mêmes ! ». Je suis donc le latino de service ? Cela dit, une personne sur deux ici me prenait pour un Rital. Shakespeare avait raison : il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark. Dans sa vieille forteresse aux canons désarmés pointés sur Helsingborg et l’orgueilleux Suédois désormais neutre, Hamlet devait bien se moquer de moi : un râteau après 6 heures de musique minimaliste ! Vanité. J'aurais dû tenter dès la troisième heure. A Copenhague, j’ai dîné dans un restaurant de fusion food conceptuelle néo nordique, écouté du jazz danois, puis je me suis fait dépouiller par des réfugiés syriens, une prostituée a presque essayé de me violer derrière la gare et j’ai expérimenté une gueule de bois au milieu des coureurs d’un Marathon, avant de dormir en attendant mon avion dans un parc connu comme le rendez-vous gay de la ville – je l’ai appris ensuite. A part la tombe de Kierkegaard et le tataki de thon rouge, je n’ai rien regretté en arrivant à l'aéroport. 
Après la Baltique, j’ai misé sur l’Atlantique. Dans les Açores, j’avais loué une cabane waldenienne cachée dans la forêt, au fond d’un jardin luxuriant. Le matin, je prenais le petit déjeuner sur la terrasse, face aux pins effilés, au tronc presque rose - des cryptomeria du japon, disait notre hôte. Pas d’horizon, pas de bruit, juste elle et moi, le chant des oiseaux et Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, qui orientalisait doucement dans l'enceinte Bluetooth sur la table en tek. 
La maison est assez cosy, un mélange de design Habitat et de relais de chasse solognot. Elle a pris sa chambre à l’étage. Elle se promène dans la maison d’un pas léger. Ca s’annonce pas mal, elle me regarde, elle rit vaguement à mes blagues, elle plaisante : je ne sais pas encore si ses attentions sont une vague camaraderie estivale, ou une Invitation à la Danse.
Jeune actrice, elle ne se maquille pas, elle s’habille peu : elle ne cherche pas à me plaire. Mais elle ne peut pas dissimuler sa beauté insolente. Elle me toise sans le vouloir du haut de ses 25 ans : elle est a peu près irrésistible, en a-t-elle conscience ? Elle chantonne dans la salle de bains, d'une voix mélodieuse. J’ai beau essayer de me concentrer sur Rimsky-Korsakov, je ne vois que ses petits pieds vernis de noir, la courbe de ses seins, son visage fin, ses yeux en amande impertinents avec un brin de folie. Candide ? Indomptable. Sous son épaisse chevelure, sa peau laiteuse est légèrement hâlée par nos randonnées quotidiennes. Mein Gott.

Dans la voiture, elle éclate de rire, me raconte ses aventures avec des acteurs, des anecdotes de drague avec ses ex, ce qui m’emplit d’une fureur supplémentaire, et d’une vague de désir irrépressible – elle respire la noblesse, mais aime choquer le bourgeois avec des histoires un peu crues –  au delà de la frustration intense, je tente d'y voir un piment relatif pour nos conversation routières. Ah ! Son humour scandaleux par intervalles, un sens de la formule à géométrie variable, sa capacité à clore chaque débat sur un bon mot définitif, provocateur et toujours surprenant. Par exemple avec ce nouveau mot de la "Gen Y" : Lollilol. Elle me plaît, Elle est créative, cultivée, et un peu folle. Je pourrais toujours essayer de lui chercher des défauts, ce serait inutile, c’est trop tard. Merde.
Elle déclame du Phèdre aussi sur la route. Je m’accroche au volant, j’appuie sur l’accélérateur et je fixe l’Atlantique en pensant très fort à ma tête posée sur ses seins – en ce moment précis, j’aimerais être la ceinture de sécurité qui presse son décolleté si fort, au bord de l’explosion. L’habitacle de la Clio de location est décidément trop petit pour nous deux, et le Rap Portugais qui passe sur radio Altlantida n’arrange rien à mon mal de tête. Saviez-vous que les Acores sont certainement la partie émergée de l’Atlantide?

Le soir, quand les sapins forment une muraille sombre autour de notre cabane pour hipsters, on regarde des films de qualité variable. Elle fait sa veille concurrentielle sur les actrices du moment – pour moi, surtout, c’est l’occasion de me coller à elle sur le canapé en mode Michel Blanc. Un plaid est posé sur nos jambes, mon petit laptop fait office de Silver Screen, Elle porte ses lunettes papillon qui lui donnent des faux airs de stagiaire sexy chez les Mad Men, et un peu de rouge à lèvres. C’est le moment que je choisis pour un lancer de bras fébrile mais digne et une tentative de baiser ; comparable au crash de Ténérife (1977, collision entre deux Jumbo Jet, 583 morts). Je réalise alors que le film de la soirée, où Guillaume Galienne déglingue une Adèle Exarchopoulos amorphe dans des parloirs de prison sales, était un peu anxiogène pour planter un décor de séduction. Un râteau, mais avec panache. Et après tout, on reste potes. Les amies, c'est celles qu'on a pas pu ou pas voulu séduire, et qu'on trouve suffisamment intelligentes pour continuer à les fréquenter. 
Quel est donc son homme idéal  ? Entre deux steaks de thon rôtis, le premier nom qu’elle me lâche, c’est Ryan Gosling. Là, je comprends que je n’avais ni la mâchoire carrée du gars, ni des abdos d’acier, ni ce côté vaguement ténébreux quand il fend les ténèbres de Los Angeles, un cure-dents dans la bouche, au volant d’une Corvette tunée, sur fond d'électro Kavinsky. Elle vise un peu haut sur ce coup –  faut pas exagérer. Alors, au fil de la conversation, je découvre que ce qui lui plait vraiment, ce sont les chanteurs barbus, les écrivains, bref, les créatifs
Elle est un peu capricieuse aussi. Je la mitraille pour mon Instagram, elle se prête au jeu de bonne grâce. A travers les filtres bleutés de mon Iphone 6, en scène au bord d’un lac, dans un hôtel abandonné, mimant une statue antique… Je n’ai jamais autant aimé ajuster le contraste de mon écran. En rentrant à la cabane, je lui offre « Un Balcon en Forêt » de Julien Gracq, une histoire d’amour torride entre un colonel sentimental et une beauté mystérieuse de la clairière. Le gradé trompe l'ennui en faisant une quantité de sexe considérable dans une maison forte maquillée en chalet, caché par les noires forêts de sapin ardennaises. Ah mais comment ne pas percevoir le subtil message qui passe à travers ce livre. Gracq reste sur la table du salon, et elle répète sa réplique de Roberto Zucco : une diatribe chantant le dégoût des hommes et leurs désirs bestiaux. La maison forte a cédé aux premiers obus de la drôle de guerre. Mais cela, Gracq ne l'a jamais raconté.
Mes sens m’aveuglent, j'essaie de rester rationnel et pourtant... je werthérise à bloc, je bovarise un max, je me retourne dans mon lit en relisant la fiche Wikipedia du crash du Constellation de Cerdan et mes articles favoris sur la Bataille de Koursk, le siège de Kaliningrad et l'annexion de la Crimée. Mais je viens de fertiliser un peu plus le cimetière des affinités asymétriques – un père Lachaise en friche, envahi par les hautes fougères des Acores.
A Ponta Delgada, nous sommes logés par Estevao, un vieil aristo portugais, issu de la plus grande famille de l’île : d’anciens planteurs d’oranges, devenus hôteliers de fortune sur AirBnb. Dans un français livresque et suranné, il nous fait visiter son palais baroque, et exhibe les reliques de sa famille : blasons, uniformes, fusils rouillés, un fiacre rempli de planches de surf, de vieilles éditions de Balzac et Bernanos, un portrait du Bragance moustachu qui devrait régner en 2016 sur le Portugal  si rien n'avait changé – dans un clin d’œil royaliste, il nous glisse que sa famille n’a pas vraiment soutenu les libéraux pendant la guerre civile du XIXème siècle… Sacré Estevao, vieux Guépard des Acores ! Il nous présente son vieux cheval, Omar, qui l’aurait mené spontanément, une nuit, aux  rives du Lagoa do Fogo, volcanique et vert ténébreux – Heart of Darkness. Je le crois sur parole. Elle promet à Estevao, peu indifférent à ses charmes, qu’elle reviendra jouer Phèdre dans son palais, avec une entrée triomphale sur son cheval. Vision épique. 
Le jardin d’Estevao est coquet : buis taillés à la française sur un lit de pierres volcaniques, une fontaine envahie par les grenouilles et quelques bancs de pierre.  Le soir venu, je sirote un vin rouge du Douro, je fixe les étoiles, et je médite cette phrase de Goethe : « l’éternel féminin nous sauve et nous élève ». Lollilol.