dimanche 28 février 2016

Stronger

Désolé de m’être montré un peu tardif… Pour le dire simplement, j’étais dans un état d’hypnagogie qui confinait à la narcolepsie, ce qui m’a plongé dans une crise d’oblomovisme profond. C’est bon, les analphabètes sont partis ? Oui, donc j’étais défoncé de fatigue. Sur Tinder, je cherchais l’Aphrodite Callipyge, et je n’ai trouvé que du boudin stéatopyge. C’est un peu comme si je cherchais la Sixtine et qu’on m’avait indiqué un parking sous-terrain pisseux, près du Vatican. Une semaine tout en contrastes, donc, mais je me suis dit, là, comme ça au coin du feu, en écoutant du Prokofiev avec mes 8 Nespressos : si on écrivait un petit post qui mettrait en perspective le grand Nietzsche avec un classique du hip-hop commercial ?

C’est en effet indispensable. Mais de mémoire uniquement, et sans documentation – l’excès de mémoire fait le lit des mauvais prosateurs et réduit l’écriture à un simple exercice d’érudition. C’est aussi une excellente excuse afin d’être paresseux quand je suis à court de Doliprane.

Alors, back to 2009. Vous vous souvenez tous de Stronger, la chanson de Kanye West ? Voici la vidéo.



Jusqu’ici tout est normal : Kanye déchainé, aux muscles lustrés, qui déclame du Nietzsche avec une paire de bombasses asiatiques qui se déhanchent lascivement dans les néons fluo de Shibuya… tandis que les Robots masqués de la French Touch mixent calmement, avec professionnalisme, depuis leur tour de contrôle vitrée, et que des slogans d’agit prop japonais défilent sur l’écran de ma tablette. Devant les nippons, la Chine se redresse.

Quoi ? Vous n’avez rien remarqué ? Ca vous paraît normal qu’un rappeur célèbre pour une relation avec Kim Kardashian et des tweet-clashs dérisoires avec Mark Zuckerberg se fasse l’apôtre de la Volonté de Puissance du grand Friedrich, développée dans les brumes de Sils-Maria ?

Regardons un peu les paroles.

Na-na-na that that don't kill me
Can only make me stronger
I need you to hurry up now
'Cause I can't wait much longer
I know I got to be right now
'Cause I can't get much wronger
Man I've been waitin' all night now
That's how long I've been on you

I need you right now
I need you right now

Let's get lost tonight
You could be my black Kate Moss tonight
Play secretary, I'm the boss tonight

Bon, pas de doute, il s’agit bien d’une référence à Nietzsche (Le Crépuscule des Idoles, 1888), noyée au milieu des samples de Daft Punk et des petits culs tournoyants : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». La référence à la secrétaire salope, un classique du film porno qui est par ailleurs un des grands fantasmes des rappeurs et des cadres frustrés, montre par ailleurs que cet homme est ivre de pouvoir et de sexe. Mais, pour autant, qu’a bien voulu dire Kanye ?

Il faut reconnaître qu’en samplant la chanson des Robots (Harder, Better, Faster, Stronger – Discovery, 2001), Kanye l’a un peu déformée dans le sens qui l’arrangeait.

La chanson des Daft Punk accompagnait en effet le kidnapping d’un groupe de pop extraterrestre, dans le grandiose Interstella 5555, un bel hommage manga à Albator. Les pauvres musiciens à la peau bleue se trouvent séquestrés par un producteur véreux, qui les endort, les fait rhabiller par des machines automates à la complexité fascinante (que l’on retrouve dans le clip de Kanye, en version « Cinquième Elément »). Mais là où le genetical engineering fait de Kanye une sorte de Surhomme black, les musiciens d’Interstella se trouvent au contraire blanchis, transformés en groupe mainstream prêt à triompher sur Terre, comme Take That ou One Direction, esclaves aux ordres d’une sorte de Phil Spector/Mad d’Inspecteur Gadget obèse et maléfique. Et l’injonction électronique de la chanson est donc très claire :

Work it, make it, do it, makes us
Harder, better, faster, stronger
More than, hour, our, never
Ever, after, work is, over



Vous êtes mes esclaves les mecs, et vous devez bosser ! Il s’agissait donc de stakhanovisme musical version Staline de l’espace, et Kanye l’a transformé en Nietzschéisme de station service !

Car cette phrase de Nietszsche, fascistoïde en apparence, a été tellement appauvrie, que ce soit par les nazis en mal de spectaculaire ou les musiciens paresseux, de Johnny Halliday à 2-PAC, qu’on a fini par en oublier le sens exact. Regardez un peu cette vidéo :



« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort »… Il est facile à chacun d’y trouver un sens. Une rupture affreuse fait de moi un homme plus libre. La fréquentation des cons m’a permis de développer des anticorps contre la connerie. SI je me prends des beignes en sortant de boite de nuit, j’aurai envie d’en rendre des plus fortes encore. Et surtout, la maladie m’a permis d’être plus lucide sur la nature de la souffrance, et de la valeur de la vie en pleine santé. C’est ce que voulait dire Nietzsche :

On revient régénéré de tels abîmes, d’une aussi dure consomption du lourd soupçon, en ayant fait peau neuve, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus fin de la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus joyeux, avec une seconde et plus dangereuse innocence dans la joie, à la fois plus enfant et cent fois plus raffiné qu’on ne l’a jamais été auparavant » (Le Gai Savoir)

On célèbre donc ici la régénération de l’homme sain, guéri, que la fréquentation de la souffrance a rendu plus lucide sur la valeur de la vie saine – ce qui nous oblige tous à la célébrer et à ne pas contempler avec complaisance ce qui est maladif. Nul doute que cela allait plus loin que la pensée de Kanye quand il caressait le derrière bombé de Kim, mais peu importe – son clip n’est pas si infidèle à Nietzsche, car comme la plupart des clips de rap, et des publicités pour le déodorant en général, il célèbre la SANTÉ !

Vous avez remarqué que les nanas du clip étaient des bombes à la peau lisse, et qu’il ne leur manque pas une jambe ? Et vous achèteriez des cosmétiques si les mannequins de de Sephora avaient la lèpre ? D’ailleurs, leur dernière campagne d’affichage déclame fièrement « Nude is strong ». Soyons sérieux. Si vous avez un début d’émoi sexuel devant ces vidéos YouTube, et si vous achetez ces subtils mélanges de propylène glycol et de texturants qu’on appelle les crèmes de soin, c’est parce que vous avez une certaine vision de la vie SAINE dans le regard.



Beigbeder, publicitaire repenti, avait souligné dans 99 Francs que les danseurs body-buildés du Grind de MTV, condamnés à danser avec enthousiasme sous un soleil éternel, avaient un torse comparable aux statues d’Arno Breker. La santé alors – pour envahir la Pologne ou pour soulever de la fonte à Venice Beach ? En tout cas, de l’Apollon du Belvédère aux nus martiaux d’Helmut Newton, en passant par les poses suggestives de Natalia Vodianova pour les marques de lingerie, ce que nous célébrons le plus souvent dans le Beau, c’est ce qui est sain.





C’est ce que voulait dire Kanye – et Nietzsche.

Je retourne donc sur Tinder – prêt à annexer toutes ces Natalias comme autant de Crimées consentantes.


#ThugLife

dimanche 14 février 2016

I saw you on Tinder



Joyeuse Saint-Valentin à tous ! Voici ma contribution à cette grande fête de l’amour, sponsorisée par Interflora, Durex, les fabricants de sirop de glucose et d’huile de palme au cacao.

Alors, Tinder, combien de divisions ? Voilà comment ça se passe. Tu es cadre moyen à Paris – consultant en systèmes d’information, peut-être. Tes journées se partagent entre Microsoft Outlook, des steaks tartare à 25 euros et le RER B. Ta vie sentimentale a sombré comme un Titanic arrosé de napalm, et tandis que dans les rideaux de flammes wagnériennes, les derniers passagers faisaient le grand plongeon, sous une lune indifférente, assommés par les morceaux d’iceberg et les canaux de sauvetage inutiles, le U-Boot de la rupture a lancé la dernière torpille, envoyant dans les sombres abysses de l’Atlantique ton couple, et le canapé Ikea sur lequel tu passais tes nuits.

L’esprit encombré de fatigue, de benzodiazépines et de mauvaises idées champenoises, tu saisis donc ton smartphone. Ce petit lingot de métal et de plastique est devenu ton meilleur ami, à présent. Et tu installes Tinder.

Le 1er septembre 1983, un Boeing 747 de la compagnie Korean Airlines, désorienté ou espion, dévia de sa route prévue et entra dans l’espace aérien soviétique. Il fut abattu par un Soukhoï Su-15 à l'ouest de l'île de Sakhaline. Aucun survivant ne fut retrouvé parmi les 269 passagers et membres d'équipage, au nombre desquels figurait le député américain Larry McDonald.

Le président Ronald Reagan, choqué par cette attaque délibérée contre le monde libre,  a donc permis que la technologie GPS soit mise à disposition des civils, tandis que les dernières tongs des enfants coréens étaient ramassées à l’épuisette par les pêcheurs d'Hokkaido.

Puis en 2007, un gourou bouddhiste en col roulé sombre inventa l’Iphone.

Assis en tailleur en haut des collines de Palo-Alto, le milliardaire zen contempla alors son œuvre : la combinaison de la géolocalisation et d’un ordinateur miniature placé dans notre poche allait permettre aux humains de pratiquer leur sexualité différemment.

Alors qu’auparavant, il fallait prendre le risque de draguer les secrétaires en bas résille au péril de sa carrière, ou d’aborder des filles indifférentes en boite de nuit, bravant les videurs et les meutes de minets avinés, ou pire, d’harponner les filles dans la ligne 13 aux heures de pointe, entre deux accidents voyageurs, tentant d’être spirituel malgré les aisselles de comptable encastrées dans ton visage et l’odeur persistante de bière flottant dans le wagon, à présent, grâce à Tinder, tout est fini, tout est plus simple.

C’est le monde de l’abondance. Tinder met à notre disposition une sorte de harem virtuel dans lequel il suffirait de piocher pour choisir sa proie, depuis son canapé. Les photos de toutes ces filles offertes sortent une à une de leur data-center anonyme, comme une loterie de la beauté et de la laideur. Il suffit alors de les « liker », ou de les jeter d’un geste méprisant, en glissant son doigt sur l’écran, vers la gauche. Quand la fille d’en face, lassée par sa solitude réciproque, finit par capituler, cela s’appelle un « match » : vous avez le droit de lui conter fleurette, pour le meilleur et pour le rire.

Et c’est là où ça devient marrant. Et tragique.



Bon parce qu’en fait ce que j’ai oublié de vous préciser, c’est que les gens sur Tinder vont aussi mal que vous. Ils sont la plupart du temps seuls, aigris et égocentriques. Et la qualité n’est pas toujours au rendez-vous.

Tout d’abord, Tinder est la plus grande réserve de Charlène du web. Des Charlène en liberté, des Charlène qui font du duckface, des Charlène pathétiques avec des lunettes en plastique géantes pendant un enterrement de vie de jeune fille sur les Ramblas de Barcelone, le visage déformé par l’abus de sangria, des Charlène refaites en maillot de bain sur la plage de leur resort all-inclusive à Punta Cana… Des Charlène maquillées comme des sapins de Noël ou des voitures volées, entourées de leurs copines, des Cynthia ou des Johanna, généralement. Enfin ce que Gainsbourg aurait appelé des Marilou : le genre de filles dont la conversation ferait passer Cyril Hanouna pour Schopenhauer, et qui transformeront votre cœur en tourbe spongieuse imbibée de whisky si vous avez le malheur de tomber amoureux d’elles. Et là, je me pose la même question que Tatiana posait à Oneguine, et qu’Ashanti posait à Fat Joe : What’s Luv ?

Sur Tinder on trouve aussi :
  • Des consultantes névrosées
  • Des auditrices frigides
  • Des neurologues flippées
  • Des danseuses narcissiques
  • Des actrices déclassées
  • Des artistes tatouées
  • Des semi-escorts slaves
  • Des hôtesses de l’air low-cost
  • Des filles qui ont l’air intelligentes et qui sont moches

Généralement c’est avec celles-là que ça se termine. Parce que la discussion ne peut pas tenir très longtemps sinon.

Au début, je n’avais pas la technique. Par exemple, les semi-escorts russes, je leur parlais de Rachmaninov:

- How are U
- Fine, thanks ! Do you live in Moscow ?
- Yes [merde, il va falloir faire 3000 km en avion si je veux la mettre dans mon lit]
- Ha, I love Moscow you know.
- Yes it’s fine city LOL :-)
- Ah, Moscow, the soviet buildings, the Tretyakov gallery, the Bolchoi theater… and night clubs :-) [toujours passer pour un mec cool qui aime sortir, ça rassure]
- [pas de réponse de la russe]
- I love russian romantic paintings, like the views of the Volga by Levitan… And to me, Rachmaninov has captured part of the Russian soul in a symphonic format
- [pas de réponse de la russe]
- My favorite pianists are Horowitz, Richter and Gilels… to me, Gilels was the Tsar of Sound, so to say it. He had a transcendental technique, but it was not virtuosity for the sake of virtuosity. His interpretation of Medtner’s Sonata Reminiscenza is pretty amazing, at the same time dark and contemplative…
- [pas de réponse de la russe]

Bon ok j’ai raté mon coup. Allez, ne sois pas si méchant, ses grands-parents ont été affamés par les nazis pendant le siège de Leningrad. Et tu as été trop verbeux. En fait c’est comme ça sur Tinder : il faut être efficace, concis et spirituel. Comme l’OM : Droit au But. Un subtil mélange d’Oscar Wilde et de Franck Ribéry. Avec un peu de chance, elle sera un subtil mélange d’une beauté préraphaélite et de Zahia…

Et puis ne soyons pas si méchants, on trouve aussi des filles de qualité sur ce site. Des filles qui cherchent l’amour, comme moi, même si l’amour n’est qu’une ruse de l’espèce pour nous pousser à sortir de chez nous et mêler notre pool génétique à des femmes aptes à engendrer, au lieu de le gaspiller devant sa tablette Android. D’ailleurs, ça se finit parfois bien, comme cette « date » avec une showgirl sublime, fan d’opéra et de Dita von Teese, sous le patio de l’hôtel Amour, l’esprit embrumé par le Bollinger. Ou cette beauté moscovite qui connaissait, elle, Rachmaninov, et qui réalise un film sur la symphonie Leningrad de Chostakovich ! La profondeur de sa culture serait-elle proportionnelle à la longueur de ses jambes ?


En attendant, pas de #DigitalDetox, je retourne sur mon smartphone. J’ai de la Charlène à éconduire.
 

Joyeuse Saint-Valentin à tous. LOL.


Jack is back