dimanche 7 août 2016

Le Soleil Bleu Marine



Les vacances sont terminées. Dans un coin de la pièce, le ventilateur rouillé bourdonne contre le mur en crépi blanc. Mon périple s’achève ici, sur les bords de Mare Nostrum, au soleil frontiste Bleu Marine, dans un ghetto pour notaires lillois à la retraite. La villégiature familiale, en indivision, est un vestige des 30 Glorieuses : une résidence sixties néo-le Corbusier « les pieds dans l’eau », une de ces aberrations bunkerisées semées sur le littoral du Var par des promoteurs non dénués d’humour : l’intérieur des appartements évoque une station de ski yougoslave, les murs pourraient résister à une attaque nucléaire, le solarium est un héliport en faux bois tropical qui surplombe les rochers sombres, et une mer sans algues ni poissons. Malgré le climat clément et l’argent abondant des touristes, les locaux sont aigris, méchants, et fans de Marion-Maréchal le Pen, cette petite Walkyrie blonde au regard insolent. Fiscalité ou détestation des jeunes maghrébins qui sont passés trop vite en scooter ? Le camion meurtrier de Nice ne va rien arranger à ce vaste divorce. Le marchand de journaux me hait pour une raison qui m’échappe. Il me jette The Economist au visage depuis 30 ans avec la même moue indifférente. Les campeurs hollandais se font bouffer par les moustiques entre la Nationale 98 et les marécages - le soir, il éclusent des cubis de rosé et des boites de préservatifs en nombre. Le Reyran canalisé dans son lit de béton ne menace plus personne, depuis qu’il a rompu son barrage en 1959, engloutissant Fréjus en pleine nuit, charriant les corps de 423 dormeurs jusqu’au large du Cap Dramont. Un Pompéi liquide, arrosé par la brèche titanesque des murailles de Malpasset.

Dans la vieille ville, au pied de la basilique romane, mon bouquiniste préféré a mis la clé sous la porte, remplacé par une permanence du FN. Le musée des troupes de Marine chante le bon temps des colonies, à deux pas d’une mosquée bâtie par les tirailleurs africains. Les fils de harkis sont parqués dans leur cité, le long des arènes romaines ; un peu plus loin, près du Luna-Park, les enfants font du roller sur la piste désaffectée de la base aérienne. Des morceaux d’aqueduc romain surgissent parfois au milieu des pins et des vignes de mauvais rosé – le tout sous le regard indifférent du mont Vinaigre, qui devient violet à la nuit tombée. Dans ce massif de l’Estérel, mini-Colorado d’un rouge porphyre éclatant, on entend presque le cri des évadés du bagne de Toulon, brigands, GIs tombés pendant le débarquement de Provence – lieu magnifique et maudit !

Sur ma terrasse, derrière la jardinière de ciment et les lauriers roses, je vois passer des tankers, des Costa Croisière hauts comme des barres HLM, quelques yachts d’oligarques avides de fuel – parfois un voilier. A midi, le soleil écrase tout – en fin de journée, il diffuse un doux halo doré. Heureusement, la lumière consolatrice des collines provençales apaisera ma énième gueule de bois sentimentale. Ce n’est pas pour rien que Nietzsche a écrit son Zarathoustra dans les parages – la lumière ici saurait assainir l’esprit le plus ombrageux, brumeux, germanique !

Évidement, les distractions existent. Je déteste nager, alors, entre deux conversations inévitables avec les notaires et les dentistes du solarium, je m’évade dans les collines du massif des Maures, grillées par le soleil. Entre les chênes lièges et les pins parasols, j’avale des dizaines de kilomètres, compulsivement, sur mon VTT de location, dans une chaleur infernale, une lumière surexposée, un silence presque total. On n’entend ici que le chant des cigales et le crissement des pneus sur la terre sèche. La verdure reprend ses droits peu à peu – les troncs calcinés portent encore les stigmates noires des incendies criminels. Sur les zig-zag des pistes forestières, je pousse à fond mon smartphone avec le répertoire favori des vacances : l’Ile des Morts de Rachmaninov, hypnotique poème funèbre, la Totentanz de Liszt et ses feux d’artifice infernaux, la Danse Macabre de Saint Saens, mélancolie pianistique de carton pâte. C’est parfait pour faire du sport en plein air. Parfois Martha Argerich dissipe mes douloureuses rêveries avec les sarcasmes soviétiques du 3ème concerto de Prokofiev – je ne sais toujours pas si cette musique motorisée chante la production d’acier dans un Kombinat de Khabarovsk ou un lever de soleil romantique sur une base de sous-marins de Carélie.