vendredi 13 janvier 2012

Ce méchant Baron Haussmann




L'avantage des morts, c'est qu'ils ne peuvent pas se défendre. Ce serait donc une lâcheté de les prendre à partie ? Pas sûr. Car dans le cas qui nous intéresse, nous subissons encore ses conneries 150 ans après : je veux parler de Georges Eugene Haussmann, Attila de l'architecture, fossoyeur du vieux Paris, un homme qui a fait passer au nom de l'hygiénisme et de la modernité la plus grande destruction volontaire d'une ville en temps de paix.

Ah je sais bien ce que vous allez me dire : la vulgate habituelle des urbanistes, « Paris était insalubre », « des ruelles sombres et malsaines, impossible de circuler », « une ville du Moyen-Age, Haussmann l'a fait basculer dans la modernité »... Foutaises ! Ecoutez moi ! Certes, on ne peut pas le nier, en 1850, Paris était un peu crado. Ca ne cadre pas avec le grand monarque éclairé que Napoléon III prétend devenir. Grand planificateur, sans être seul responsable, Haussmann capte des sources d'eau, construit des parcs et des égouts. Une révolution tous les 10 ans : pas de problème, on va construire des casernes et des rues bien larges, anti-barricades, pour tirer joyeusement au canon dans la plèbe !

Grâce à lui, le bois de Boulogne sera un terrain de jeu pour les enfants le jour, et pour DSK la nuit. Pendant 30 ans, il exproprie, rase, reconstruit frénétiquement. Il dégage des grands axes pour relier des quartiers de la capitale obstrués par des labyrinthes de rues invraisemblables. Pendantqu'il était préfet de la Seine aux ordres de Napoléon III, de 1853 à 1870, ont fleuri théâtres, églises, mairies, squares, tribunaux, opéra Garnier... Même quelques monuments moches, comme la fontaine Saint-Michel. Et du mobilier urbain caractéristique, comme les Fontaines Wallace et les Colonnes Morris. Ok, c'est plus chic qu'une statue de Lenine.

Je le reconnais, je m'attaque à un mythe, au moins aussi précieux pour les Américains du MidWest que le béret et la baguette ; voilà pourquoi dans le monde de pacotille fasciste d'Epcot Center, en Floride, la France est représentée par de faux immeubles en pierre de taille, des toits en zinc et un café qui sert du rouge. C'est le Paris qui n'existe pas, celui du petit rat de Ratatouille, de Montmartre et des pseudo cabarets, où serveurs et caricaturistes participent à une imagerie cheap à la Norman Rockwell, version camembert. L'esthétique du dernier (mauvais) Woody Allen, qui comprend autant Paris que moi, le Dakota du Nord.

Et Haussmann là dedans ? Il n'a rien fait d'autre que de supprimer l'identité historique de Paris. Il a donné le jour à tout ce que je déteste dans cette ville (avec son métro). Il suffit de considérer les rares quartiers qui ont échappé à ce castor maléfique. Promenez vous dans le Marais. Vous avez remarqué quelque chose ? Des hôtels particuliers partout, des immeubles bas, des rues imprévisibles... Chaque mur, chaque pierre ont une histoire à raconter. La richesse du patrimoine défie l'imagination ; en fermant les yeux, on s'imagine aisément dans un XVIIIème siècle idéalisé, dans le Paris de Louis XV, avec les échoppes des artisans, le bas peuple dans le ruisseau, et les grandes portes des palais laissant la place aux cochers et aux équipages... La Place des Vosges, la Montagne Sainte Geneviève, la place du théatre de l'Odéon, les petites rues du Faubourg Saint Martin, du quartier de Bastille... Pourquoi on se sent mieux ? Ce n'est pas très compliqué : ces endroits ont un contenu historique. Les immeubles sont moins élevés, leur façades ont la poésie de la diversité, on voit souvent le ciel, et on a envie de rêver... Je fais du Bovarysme, de l'angélisme, du pittoresque? Mais ce Paris, tortueux, obscur, fangeux peut être, renfermait plus de mystères! Et de cette tourbe nait le génie d'un peuple rebelle!

Haussmann, au contraire, c'est l'uniformité moche et bourgeoise, la monotonie étouffante, une invitation à la dépression. Les grands Boulevards en 2012 ? Un hymne à la grisaille, une autoroute à 10000€/m² bordée d'Hippopotamus et de faux bars irlandais. L'horizon est peuplé de feux rouges et de grosses brasseries. Le supplément d'âme est donné par ces jeunes filles qui vous rackettent aux distributeurs de billets. Les rues haussmaniennes n'ont rien d'autre à offrir que l'éternel retour du même, et l'hystérie rationnelle de la ligne droite. 20000 immeubles rasés, des quartiers entiers éventrés, Paris livré aux banquiers et aux spéculateurs, en 1860, déjà ? Relisez La Curée de Zola, avec son héros sympa, Saccard l'affairiste, dont le fils couche avec la maîtresse du père. La Curée, ce sont les fauves spéculateurs qui se battent pour déchirer à pleines dents leur morceau de terrain, dans la fièvre des travaux haussmaniens. C'est une histoire immorale peuplée de personnages toxiques, une vision sans doute excessive mais jubilatoire de la bourgeoisie d'empire. Voir aussi le film hallucinogène de Roger Vadim (1965), avec Jane Fonda et Michel Piccoli.

Bien avant les bobos, la rupture d'un équilibre social. Le peuple chassé au delà des fortifications, pour donner quoi ? Les avenues de l'Etoile, pour faire vroum vroum avec son Audi TT avant de se mêler aux Saoudiens des Champs Elysées. L'avenue de l'Opéra, un canyon gris qui débouche sur une choucroute éclectique, couverte de dorures et de statues officielles. Les rues sont trop hautes, trop grises, trop denses ! Un univers minéral et homogène ! Saint Augustin ? Une charpente de métal, aussi sacrée que la Gare de l'Est. La fontaine Saint Michel de Davioud? Un héros de bronze maladroit qui tue mollement un Démon se demandant encore ce qu'il fout là.

Avant
Après
L'Ile de la Cité ? Incroyable. Regardez cet excellent blog (lien). Avant, c'était une ville dans la ville, le cœur millénaire de Paris, couvert de petites maisons, d'églises et d'immeubles penchés en pierres inégales (cf la place Dauphine). Aujourd'hui : une caserne, un hosto, un gros tribunal, une place battue par les vents arpentée par des pickpockets. Et en bonus, la belle restauration de la cathédrale par notre Viollet le Duc national. Lui au moins, même s'il était fou, avait compris où était la beauté : dans le Roman mystique, le Gothique mystérieux des romantiques, dans une architecture historique ou « historiciste » qui se donne à lire comme un livre ouvert. Rien de tel dans l'univers d'Haussmann.

Car le « style Haussmannien » est à chier. Il est temps de le dire. Il sévira de 1850 à 1920, partout en France, jusqu'à Marseille et Alger, dans ses différents avatars. C'est quoi exactement ? Un mélange de tout. Des références « à l'antique », de la pierre de taille parce que « ça fait riche », des grilles en fer forgé tous les deux étages ; les mêmes sur 500m. C'est gris. Tout aligné. Le problème, c'est pas l'immeuble : c'est les 150 qui suivent ! Quand ça devient plus gros, des colonnes de temps en temps, du ionien, du corinthien, du dorique, et viens par ici je t'ajoute une naiade et deux ou trois bas reliefs. C'est d'un goût aussi sûr que la Venus de Cabanel. Un hall d'entrée tape à l'oeil, et le seul côté sympa, des gros appartements avec parquet-cheminée-moulures (le décor d'un film français sur deux, qui traite, au choix, du divorce ou d'un mec qui va voir ailleurs). Sous les toits, des chambres de bonnes, reliques de l'exploitation des Bécassines bretonnes soumises au pater familias, occupées aujourd'hui par des précaires et des Estoniens en Erasmus. C'est bien le seul vestige de mixité sociale, car les immeubles haussmanniens sont devenus partout inabordables, sauf là où les pauvres ont (un peu) repris leurs droits : le Nord Est de la ville. Et encore : bientôt, pour vivre à Barbes, il faudra bosser chez Mc Kinsey.

Parfois, c'est un florilège, quand deux conneries se cumulent, c'est pas comme en maths, ça ne s'annule pas. Exemple : la rue de Rennes, moche et bruyante, couronnée par la présence gênée de la Tour Montparnasse, monolithe de plastoc de science-fiction. Et je ne n'ai pas dit qu'on s'était arrêtés ensuite : allez donc voir l'expo sur l'hôtel particulierparisien à la cité de l'Architecture, vous verrez tous les chefs d’œuvre en péril qu'on a massacrés dans les années 50 pour faire des bureaux et des appartements « tout confort ». Et évidemment, je ne parle même pas des injures durables que constituent Beaugrenelle ou le quartier des Halles.

L'âge d'or de la meringue.
Même les trucs néoclassiques un peu savants, comme le Panthéon, le Dôme des Invalides, ou la Madeleine, méritent plus de considération. Ils relèvent d'une démarche intègre, proche des idéaux des Anciens, quelque part entre le Palatin, Saint-Pierre et le Parthénon. Les Russes avaient bien intégré la leçon quand ils ont édifié à Saint Petersbourg et Odessa de belles perspectives colorées. J'aime le style Empire délicat né des fouilles d'Herculanum, les fresques pompéiennes, ce sobre équilibre . Rien de tel dans l'architecture choucroute indigeste des Haussmanniens, et de ce qui va suivre : l'avatar « belle époque en métal », style expo universelle , « je vais te montrer que je sais faire des calculs d'ingénieurs ». Le bel âge d'or, quand la France colonialiste était au top niveau. Alors évidemment, ca donne des trucs de prestige, attachants mais aussi légers qu'un vacherin : la Tour Eiffel, le Pont Alexandre III, Le Grand+Petit Palais, la grosse « Gare-Musée » d'Orsay, condamnée à la démolition dans des seventies qui méprisaient ce style lourdingue que nous feignons d'affectionner, pour attirer les Asiatiques en short dedans.

On peut reprocher beaucoup de choses à Céline, mais il avait du goût, et il a bien résumé ce que je pense dans un passage du Voyage : En attendant mon amante, j’allais me promener, nuit tombée, jusqu’au pont de Grenelle, là où l’ombre monte du fleuve jusqu’au tablier du métro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy. Il existe certains coins comme ça dans les villes, si stupidement laids qu’on y est presque toujours seul. Soyez honnêtes : vous n'avez jamais déprimé sur ce pont ? Vous trouvez ça joli, ce gros truc en métal avec des métros poisseux qui glissent dessus ? Et vous trouvez que c'est une référence, que Taxi 2 soit tourné ici? 

La Vieille Ville de Stockholm. Hé oui.
En résumé, je citerai Baudelaire : « le vieux Paris n'est plus, la forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel. ». Je suis d'accord avec les frères Goncourt, qui disaient que Paris allait devenir « quelque Babylone américaine de l'avenir ». Il faut en finir avec cette passion de midinette pour le XIXème siècle, qui fut d'une certaine façon le début du suicide de l'Occident. Eh oui, je suis viscéralement réactionnaire : c'était mieux avant. Si vous voyagez un peu en Europe, amusez vous à Lvov, à Prague, à Naples, à Cracovie, à Tallinn, à Stockholm, à Rome, à Seville, à Amsterdam et que sais-je encore, à arpenter ce qui n'existe plus à Paris : le centre historique.

Bon, et maintenant que vous avez fini de lire, je peux vous raconter : quand j'ai visité la médina de Fez et les infâmes ateliers des tanneurs, j'ai failli crever d'une crise d'angoisse claustrophobique. J'ai couru vers les remparts, sur une belle place bien nette dégagée par les colons français. Et là je me suis dit : on respire... 

La semaine prochaine : pourquoi je hais le métro.

mardi 10 janvier 2012

Le concerto du dégel



Janvier 1900. Rachmaninov, en grande dépression depuis l'échec de sa première symphonie, rend visite au vieux Tolstoi, dans sa propriété de Iasnaia Poliana. Il lui joue une de ses chansons, chantée par le légendaire Chaliapine ; Tolstoi le prend à part et lui dit qu'il déteste sa musique, autant qu'il déteste Lermontov, Pouchkine et Beethoven! Bel encouragement.

Heureusement, après ce long hiver s'annonce la débâcle. Le Dr Dahl, son psy-hypnotiseur, le soleil de la Crimée, puis la douceur de l'Italie, font remonter en lui la sève créatrice qui l'avait abandonné. Il compose son second concerto pour piano, une oeuvre lyrique et virtuose, qui l'installe définitivement au grand répertoire ; ce sera un succès dès 1907 à Paris quand il le jouera aux Concerts Russes de Diaghilev.

Le  premier mouvement, c'est une mise en scène très dramatique : dans le silence, le piano répète les mêmes accords, crescendo, comme le son obsédant d'un carillon. Une vague puissante déferle sur le clavier, et les cordes chantent une mélodie grave, obstinée, profondément russe ! L'effet est réussi : le choc est physique. L'interprétation lugubre de Richter rend bien ce souffle puissant et sombre ; heureusement le pathos laisse la place à un lyrisme plus rêveur, porteur d'espérances, qui s'achève dans une course laconique entre le piano et l'orchestre. 

                                    Le deuxième concerto en entier, Volodos-Chailly, régalez vous !

Le deuxième mouvement est un nocturne : pour moi, c'est une déclaration d'amour sans mots. Un dialogue onirique entre le piano, les vents et les cordes, qui s'achève dans un paroxysme apaisé où la mélodie, épuisée, vient nous bercer une dernière fois avant de mourir sereinement. Vous n'avez pas les larmes aux yeux? Pour moi, c'est l'adagio parfait. Le développement de la mélodie est total, il comble l'auditeur comme un film qui irait au delà de l'imagination des spectateurs.

Vous avez reconnu la mélodie ? Oui, c'est  « All by myself » (Eric Carmen, 1975). « When I was young / I never needed anyone / And makin' love was just for fun »... Le piano, les arrangements symphoniques, le cri d'un homme qui ne veut plus être seul, c'est un hymne à notre génération de trentenaires célibataires dépressifs, d'idéalistes blasés, les « égoïstes romantiques » de Beigbeder ! Mais attention : cette mélodie mérite mieux que sa caricature trop sentimentale. La pauvre Bridget Jones, sous les traits de Renée Zellweger, boit toute seule en hurlant ce thème, dès le début d'un film contestable : Rachmaninov, célébré par la pop-culture comme le symbole du spleen d'appartement. Un autre avatar : l'excellent Space Dementia, de Muse, dont le chanteur, Matthew Bellamy, est aussi un très bon pianiste.


Enfin, le troisième mouvement  est d'un intérêt plus relatif. L'écriture pianistique est nerveuse et très fluide, mais son enthousiasme paraît un peu forcé, comme s'il fallait s'en convaincre ; c'est le prétexte à l'exposition d'une belle mélodie orientalisante, ample et vivante comme la voix d'un personnage. Elle sera reprise dans une apothéose finale « hollywoodienne » exaltant la puissance d'un l'orchestre qui noie totalement les accords massifs du piano. Signe de l'influence ultérieure de Rachmaninov sur la musique de film, on croirait ici entendre le « Laurence d'Arabie » de Maurice Jarre (0.43), ou même, dans une veine égypto-spatiale plus questionnable, le beau thème symphonique du film « Stargate ».


Rachmaninov fait penser au cinéma, parce que sa musique n'est pas « savante » : elle parle au cœur, et ses mélodies sont évidentes. John Williams a été influencé par de nombreux compositeurs, je pense notamment à Prokofiev, et Wagner - après tout Star Wars est un immense « Space opera » immergé dans 14h de musique symphonique, comme le Ring.

Mais il doit aussi une fière chandelle à Rachmaninov : et on trouve des échos du 2ème concerto, 2ème mouvement, par exemple dans le touchant « thème de Marion » (Les Aventuriers de l'Arche Perdue), et même à mon sens, dans le thème « Han Solo and the Princess » (L'Empire contre-attaque). Les deux se ressemblent beaucoup...

Dans le film "7 ans de réflexion", le 2ème concerto de Rachmaninov est au centre du rêve érotique d'un homme marié frustré, devenu virtuose de concert, qui étreint la fatale Marylin Monroe dans un état de quasi-transe :  "Everytime I hear it, I go to pieces !… It shakes me ! It quakes me !". Le "7 Year Itch", c'est "l'amour dure 3 ans" de Beigbeder : la lassitude sexuelle des vieux couples. Mais notre héros se trompe d'aphrodisiaque : aujourd'hui les pianistes ne font plus autant fantasmer les femmes qu'à l'époque du grand Franz Liszt.

Le deuxième concerto accompagne une autre histoire d'amour interdit, le "Brief Encounter" de David Lean,  : il s'en souviendra certainement, quand il dirigera 17 ans plus tard Lawrence d'Arabie. Et surtout, l'oeuvre a été paraphrasée par un savoureux pastiche, le Concerto de Varsovie de Richard Addinsell pour le film « Dangerous Moonlight » au scénario très tiré par les cheveux (un pilote de chasse-pianiste virtuose qui bombarde les Nazis en composant un concerto). Cette œuvre condensée contient quelques thèmes sentimentaux très exaltés qui parviennent à nous émouvoir, sans atteindre le génie du grand Serguei.

Si vous aimez cette ambiance de pseudo-concertos pour piano Hollywoodiens de l'âge d'or, je vous conseille quelques CD. Celui ci, joué par le brillant Jean-Yves Thibaudet, met en perspective le 2ème de Rachmaninov avec ses propres variations Paganini, mais aussi Gershwin et Chostakovich. L'Album « Piano concertos from the movies », chez Naxos, est encore plus pointu : il évoque le grand Bernard Herrmann qui signa quelques Hitchcock, et aussi, Nino Rota.

Enfin, si vous voulez une bonne version du 2ème concerto de Rachmaninov lui même, écoutez Richter, lugubre et fulgurant, ou la version de Gergiev-Kissin, avec un orchestre plus puissant, aux sonorités luxuriantes, mais un piano plus discret et un peu effacé. Il est accompagné de quelques Etudes Tableaux du compositeur, au style très personnel – que nous aborderons dans mon prochain post !

jeudi 5 janvier 2012

Rachmaninov : des mains d'acier, et un cœur d'or



Mes amis m'ont dit « fais plus court » !

Bref. Je vais essayer d'être bref.

Mais comment lui rendre justice? Serguei Rachmaninov est un véritable géant, pianiste de légende, chef d'orchestre et compositeur, le dernier romantique russe, bien égaré dans un vingtième siècle déjà dissonant.

Depuis l'Olympe du Piano il nous regarde avec son visage d'aristocrate, buriné et impassible : il doit pourtant se marrer quand il voit les clips de Lady Gaga ! Je veux déclarer ma flamme à ce compositeur de génie longtemps méprisé par les érudits du secteur, parce que sa musique serait trop virtuose, trop «compliquée», trop sentimentale : celle d'un «charmant fantôme», délicieusement surannée peut être, mais en retard sur son temps.

Rachmaninov naît en 1873 près de Novgorod, au cœur de l'ancienne Russie, alors que le romantisme musical européen brûle de ses derniers feux : Chopin est mort depuis presque 30 ans, et Liszt vit avec Wagner son génial crépuscule. Glinka, le fondateur de la musique moderne russe, a ouvert la voie 40 ans plus tôt avec sa « Vie pour le tsar ». Tchaikovski a 33 ans ; il défend une musique slave d'héritage germanique, redevable de Beethoven et Mozart ; même si ses concertos contiennent quelques danses de cosaques, ils auraient bien pu être composés par Brahms. Ses ballets bien délicats évoquent plus les ors du Mariinski que les isbas grossières noyées dans les forets de bouleaux.

Au même moment, le « Groupe des cinq », une poignée de musiciens amateurs et visionnaires, inventent un langage musical « nationaliste », un brin orientalisant, viscéralement russe. Leur musique slavophile, avec de forts emprunts à l'histoire et au folklore, exprime l'idée d'une Russie eurasienne qui cesse d'imiter l'Occident comme l'avait voulu Pierre le Grand, dans l'architecture comme dans la peinture. Grand orchestrateur, Rimsky-Korsakov nous a offert Shéhérazade, aux mélodies généreuses et ondoyantes, Borodine, son opéra « Prince Igor» dont les « Danses polovtsiennes » tourbillonnent jusqu'au vertige, avant de nous transporter plus loin « Dans les steppes de l'Asie Centrale » de son poème symphonique éponyme. Moussorgsky, un bon alcoolique, reste célèbre pour sa Nuit sur le Mont Chauve, terrifiant sabbat de sorcières, et son opéra Boris Goudonov. Ses « Tableaux d'une exposition », bien orchestrés par Ravel, restent un cheval de bataille pianistique ; pas autant que l'Islamey de Balakirev, que Liszt qualifiera de « bruit oriental charmant », alors qu'il est plus redoutable que n'importe laquelle de ses Etudes !

Dans ce nouveau paysage musical russe, quelle voie pourra alors emprunter Rachmaninov?  Il s'éloigne des thématiques historiques et légendaires du groupe des Cinq et laisse la place à son chant intérieur intarissable, une musique pure, slave, mélodieuse mais jamais tapageuse.Sa poésie est grave, mélancolique et virile. Elle évoque parfois la Mort, l'Amour, l'exil, la nostalgie ; elle peut être puissante, exaltée, colossale, volcanique ! Pourtant, on ressent une retenue et une droiture qui tranchent avec la fragilité de Chopin, la folie de Schumann, et la tradition d'affectation qui empoisonne le romantisme musical. La musique de Rachmaninov est en bonne santé. C'est un rêve qui se poursuit. Quand on ferme les yeux, on peut imaginer l'infini des paysages de Levitan, les cloches des monastères, qui fascinaient tant Rachmaninov ; mais le plus souvent, sa musique reflète juste l'ample mouvement de son âme.


Extrait de l'incroyable documentaire de Bruno Monsaigeon : Richter l'insoumis
(sombre ouverture du 2ème concerto de Rachmaninov, sur fond de mort de Staline)

Elle n'est pas faite pour un salon mondain : universelle et intemporelle, elle vient du cœur et parle à notre âme. La muse ne changera pas au cours de sa vie : presque insensible aux audaces de la modernité, Rachmaninov gardera toujours son style mélodique et ombrageux.

Sa formation musicale au conservatoire de Moscou avec le sévère Sverev, ami de Tchaikovski et d'Anton Rubinstein (fondateur du conservatoire de St Petersbourg), lui donnera une discipline redoutable qui fera de lui un des plus grands virtuoses du 20ème siècle. Il lui donne accès à sa bibliothèque et l'emmène à l'opéra. Très vite, le jeune Rachmaninov est attiré par la composition, qu'il étudie avec Arensky et Taneiev, dont les partitions sont aujourd'hui rarement données en concert, à tort ! Siloti, élève de Liszt et bon transcripteur de Bach, lui donne aussi des cours de piano : avec son copain Scriabine (un sacré génie qui deviendra cinglé), Serguei est entre de bonnes mains.

Dès ses vingt ans, il rencontre le succès avec son opéra Aleko, son trio élégiaque n°2 (ne l'écoutez pas un jour de novembre dans les Ardennes sinon vous finirez au Whisky-Xanax, ou alors prévoyez du Patrick Sebastien après). A noter également, l'emblématique prélude en do dièse mineur.


Prélude en do dièse par Joseph Hofmann : quand on le regarde, tout à l'air si simple!

Cette pièce sombre et théâtrale, avec sa tempête d'arpèges et ses accords finaux révoltés deviendra tellement populaire que le public le réclamera à chacun de ses récitals, ce qui aura le don d'agacer profondément Rachmaninov. Il composera plus tard, comme Bach et Chopin, 23 autres préludes.

Son plus bel exploit de jeunesse est certainement son premier concerto, opus 1. Le génie mélodique est tel qu'on peine à imaginer le travail d'un jeune homme de 18 ans. Maintes fois révisé, cette œuvre est l'affirmation un peu orgueilleuse d'un jeune prodige : la fanfare du début, une volée dramatique d'octaves, et une mélodie suave, qui sera martelée sur le clavier dans une redoutable cadenza à la fin du premier mouvement.



Car jouer Rachmaninov, tous les pianistes vous le diront, c'est un engagement physique (regardez Valentina Lisitsa, sans l'orchestre!). Le second mouvement est langoureux, le piano est cristallin, presque aquatique ; le troisième, peut être plus convenu. Ce concerto doit beaucoup à Tchaïkovski, à Grieg et surtout, comme le reste de l'œuvre pianistique de Rachmaninov, à Liszt. Cependant, même dans ses morceaux les plus emportés, la virtuosité n'est jamais une fin en soi : elle vient amplifier la voix du pianiste, et dans ses audaces, annonce parfois le style « motoriste » des Sonates de Prokofiev (Etudes Tableaux).

Un grand choc se produit alors dans la vie de Rachmaninov, et une sacrée anecdote pour vos dîners en ville. En 1897, il présente sa première symphonie, une œuvre puissante et ambitieuse, qui démarre dès les premières mesures dans un climat tourmentéUn bel adagio, puis une fin triomphale sur fond de variations sur le thème grégorien du Dies Irae. Cette mélodie funèbre qui fascina Liszt, Berlioz et Saint Saens (Totentanz, finale de la Symphonie Fantastique, Danse Macabre), revient comme un leitmotiv dans la musique de Rachmaninov, qui était obsédé par la mort et la fatalité du destin, notamment dans ses Rhapsodie sur un Thème de Paganini, Sonate n°1, Ile des Morts. Mais nous y reviendrons.


Cette symphonie fut malheureusement un cuisant échec pour Rachmaninov. Lors de la création, le compositeur Glazounov, mauvais chef d'orchestre, était ouvertement ivre, et il avait très mal répété ! (Chostakovich le surprendra plus tard en train de picoler entre deux leçons au conservatoire de St Petersbourg). La performance fut affreuse et donna lieu à une des critiques les plus méchantes qui soit, par César Cui, le moins illustre du « groupe des cinq » : S’il y avait un conservatoire en Enfer et qu’un de ses élèves avait eu l’obligation d’écrire une symphonie sur le thème des plaies d’Égypte, il aurait pu écrire celle-ci et aurait comblé de joie les habitants de l’Enfer.


Quel salaud ! Cette œuvre est certes sombre et pathétique, mais elle ne mérite pas une telle injure. Peut être que Rachmaninov a lancé sur lui sa propre malédiction, inscrivant en exergue de sa partition une phrase de Saint Paul : « la vengeance est mienne ! » . Drôle d'entrée en matière. Après cet échec, Rachmaninov sombrera dans une profonde dépression, qu'il mettra plusieurs années à surmonter. Il détruira la partition, qui sera reconstituée après sa mort avec le matériel d'orchestre. Il consulte début 1900 un médecin neurologue et hypnotiseur, Nicolas Dahl, qui entreprend de lui redonner confiance en lui afin qu'il compose son deuxième concerto. Puis il part se reposer au soleil de Yalta, où il rencontre Tchekhov et fait chanter ses mélodies par Chaliapine...

Rachmaninov parviendra-t-il à se sortir de cette grande déprime ? Pourra-t-il se redresser pour donner naissance à de nouveaux chefs d'oeuvre ? Comment se passera sa vie de pianiste exilé après la chute de Nicolas II? Et quels groupes de rock ont repris ses mélodies ?

Vous le saurez au prochain post, mes chers lecteurs.