mardi 10 janvier 2012

Le concerto du dégel



Janvier 1900. Rachmaninov, en grande dépression depuis l'échec de sa première symphonie, rend visite au vieux Tolstoi, dans sa propriété de Iasnaia Poliana. Il lui joue une de ses chansons, chantée par le légendaire Chaliapine ; Tolstoi le prend à part et lui dit qu'il déteste sa musique, autant qu'il déteste Lermontov, Pouchkine et Beethoven! Bel encouragement.

Heureusement, après ce long hiver s'annonce la débâcle. Le Dr Dahl, son psy-hypnotiseur, le soleil de la Crimée, puis la douceur de l'Italie, font remonter en lui la sève créatrice qui l'avait abandonné. Il compose son second concerto pour piano, une oeuvre lyrique et virtuose, qui l'installe définitivement au grand répertoire ; ce sera un succès dès 1907 à Paris quand il le jouera aux Concerts Russes de Diaghilev.

Le  premier mouvement, c'est une mise en scène très dramatique : dans le silence, le piano répète les mêmes accords, crescendo, comme le son obsédant d'un carillon. Une vague puissante déferle sur le clavier, et les cordes chantent une mélodie grave, obstinée, profondément russe ! L'effet est réussi : le choc est physique. L'interprétation lugubre de Richter rend bien ce souffle puissant et sombre ; heureusement le pathos laisse la place à un lyrisme plus rêveur, porteur d'espérances, qui s'achève dans une course laconique entre le piano et l'orchestre. 

                                    Le deuxième concerto en entier, Volodos-Chailly, régalez vous !

Le deuxième mouvement est un nocturne : pour moi, c'est une déclaration d'amour sans mots. Un dialogue onirique entre le piano, les vents et les cordes, qui s'achève dans un paroxysme apaisé où la mélodie, épuisée, vient nous bercer une dernière fois avant de mourir sereinement. Vous n'avez pas les larmes aux yeux? Pour moi, c'est l'adagio parfait. Le développement de la mélodie est total, il comble l'auditeur comme un film qui irait au delà de l'imagination des spectateurs.

Vous avez reconnu la mélodie ? Oui, c'est  « All by myself » (Eric Carmen, 1975). « When I was young / I never needed anyone / And makin' love was just for fun »... Le piano, les arrangements symphoniques, le cri d'un homme qui ne veut plus être seul, c'est un hymne à notre génération de trentenaires célibataires dépressifs, d'idéalistes blasés, les « égoïstes romantiques » de Beigbeder ! Mais attention : cette mélodie mérite mieux que sa caricature trop sentimentale. La pauvre Bridget Jones, sous les traits de Renée Zellweger, boit toute seule en hurlant ce thème, dès le début d'un film contestable : Rachmaninov, célébré par la pop-culture comme le symbole du spleen d'appartement. Un autre avatar : l'excellent Space Dementia, de Muse, dont le chanteur, Matthew Bellamy, est aussi un très bon pianiste.


Enfin, le troisième mouvement  est d'un intérêt plus relatif. L'écriture pianistique est nerveuse et très fluide, mais son enthousiasme paraît un peu forcé, comme s'il fallait s'en convaincre ; c'est le prétexte à l'exposition d'une belle mélodie orientalisante, ample et vivante comme la voix d'un personnage. Elle sera reprise dans une apothéose finale « hollywoodienne » exaltant la puissance d'un l'orchestre qui noie totalement les accords massifs du piano. Signe de l'influence ultérieure de Rachmaninov sur la musique de film, on croirait ici entendre le « Laurence d'Arabie » de Maurice Jarre (0.43), ou même, dans une veine égypto-spatiale plus questionnable, le beau thème symphonique du film « Stargate ».


Rachmaninov fait penser au cinéma, parce que sa musique n'est pas « savante » : elle parle au cœur, et ses mélodies sont évidentes. John Williams a été influencé par de nombreux compositeurs, je pense notamment à Prokofiev, et Wagner - après tout Star Wars est un immense « Space opera » immergé dans 14h de musique symphonique, comme le Ring.

Mais il doit aussi une fière chandelle à Rachmaninov : et on trouve des échos du 2ème concerto, 2ème mouvement, par exemple dans le touchant « thème de Marion » (Les Aventuriers de l'Arche Perdue), et même à mon sens, dans le thème « Han Solo and the Princess » (L'Empire contre-attaque). Les deux se ressemblent beaucoup...

Dans le film "7 ans de réflexion", le 2ème concerto de Rachmaninov est au centre du rêve érotique d'un homme marié frustré, devenu virtuose de concert, qui étreint la fatale Marylin Monroe dans un état de quasi-transe :  "Everytime I hear it, I go to pieces !… It shakes me ! It quakes me !". Le "7 Year Itch", c'est "l'amour dure 3 ans" de Beigbeder : la lassitude sexuelle des vieux couples. Mais notre héros se trompe d'aphrodisiaque : aujourd'hui les pianistes ne font plus autant fantasmer les femmes qu'à l'époque du grand Franz Liszt.

Le deuxième concerto accompagne une autre histoire d'amour interdit, le "Brief Encounter" de David Lean,  : il s'en souviendra certainement, quand il dirigera 17 ans plus tard Lawrence d'Arabie. Et surtout, l'oeuvre a été paraphrasée par un savoureux pastiche, le Concerto de Varsovie de Richard Addinsell pour le film « Dangerous Moonlight » au scénario très tiré par les cheveux (un pilote de chasse-pianiste virtuose qui bombarde les Nazis en composant un concerto). Cette œuvre condensée contient quelques thèmes sentimentaux très exaltés qui parviennent à nous émouvoir, sans atteindre le génie du grand Serguei.

Si vous aimez cette ambiance de pseudo-concertos pour piano Hollywoodiens de l'âge d'or, je vous conseille quelques CD. Celui ci, joué par le brillant Jean-Yves Thibaudet, met en perspective le 2ème de Rachmaninov avec ses propres variations Paganini, mais aussi Gershwin et Chostakovich. L'Album « Piano concertos from the movies », chez Naxos, est encore plus pointu : il évoque le grand Bernard Herrmann qui signa quelques Hitchcock, et aussi, Nino Rota.

Enfin, si vous voulez une bonne version du 2ème concerto de Rachmaninov lui même, écoutez Richter, lugubre et fulgurant, ou la version de Gergiev-Kissin, avec un orchestre plus puissant, aux sonorités luxuriantes, mais un piano plus discret et un peu effacé. Il est accompagné de quelques Etudes Tableaux du compositeur, au style très personnel – que nous aborderons dans mon prochain post !

1 commentaire:

  1. Envoutante lecture musicale! Si riche et si foisonnante qu'il faudrait quelques heures du calme nocturne pour en profiter pour de vrai. Les insomniaques ont de la chance. Suivre Oneguine, c'est parcourir un siècle en un clic, mais chaque clic nous emmène pour un siècle par tours et détours magistraux... Alors comment faire, comment quitter l'écran allumé? Comment se tirer de ce doux et vaporeux piège sans fin qui nous emmène au coeur et à l'âme de la Musique?

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