vendredi 13 janvier 2012

Ce méchant Baron Haussmann




L'avantage des morts, c'est qu'ils ne peuvent pas se défendre. Ce serait donc une lâcheté de les prendre à partie ? Pas sûr. Car dans le cas qui nous intéresse, nous subissons encore ses conneries 150 ans après : je veux parler de Georges Eugene Haussmann, Attila de l'architecture, fossoyeur du vieux Paris, un homme qui a fait passer au nom de l'hygiénisme et de la modernité la plus grande destruction volontaire d'une ville en temps de paix.

Ah je sais bien ce que vous allez me dire : la vulgate habituelle des urbanistes, « Paris était insalubre », « des ruelles sombres et malsaines, impossible de circuler », « une ville du Moyen-Age, Haussmann l'a fait basculer dans la modernité »... Foutaises ! Ecoutez moi ! Certes, on ne peut pas le nier, en 1850, Paris était un peu crado. Ca ne cadre pas avec le grand monarque éclairé que Napoléon III prétend devenir. Grand planificateur, sans être seul responsable, Haussmann capte des sources d'eau, construit des parcs et des égouts. Une révolution tous les 10 ans : pas de problème, on va construire des casernes et des rues bien larges, anti-barricades, pour tirer joyeusement au canon dans la plèbe !

Grâce à lui, le bois de Boulogne sera un terrain de jeu pour les enfants le jour, et pour DSK la nuit. Pendant 30 ans, il exproprie, rase, reconstruit frénétiquement. Il dégage des grands axes pour relier des quartiers de la capitale obstrués par des labyrinthes de rues invraisemblables. Pendantqu'il était préfet de la Seine aux ordres de Napoléon III, de 1853 à 1870, ont fleuri théâtres, églises, mairies, squares, tribunaux, opéra Garnier... Même quelques monuments moches, comme la fontaine Saint-Michel. Et du mobilier urbain caractéristique, comme les Fontaines Wallace et les Colonnes Morris. Ok, c'est plus chic qu'une statue de Lenine.

Je le reconnais, je m'attaque à un mythe, au moins aussi précieux pour les Américains du MidWest que le béret et la baguette ; voilà pourquoi dans le monde de pacotille fasciste d'Epcot Center, en Floride, la France est représentée par de faux immeubles en pierre de taille, des toits en zinc et un café qui sert du rouge. C'est le Paris qui n'existe pas, celui du petit rat de Ratatouille, de Montmartre et des pseudo cabarets, où serveurs et caricaturistes participent à une imagerie cheap à la Norman Rockwell, version camembert. L'esthétique du dernier (mauvais) Woody Allen, qui comprend autant Paris que moi, le Dakota du Nord.

Et Haussmann là dedans ? Il n'a rien fait d'autre que de supprimer l'identité historique de Paris. Il a donné le jour à tout ce que je déteste dans cette ville (avec son métro). Il suffit de considérer les rares quartiers qui ont échappé à ce castor maléfique. Promenez vous dans le Marais. Vous avez remarqué quelque chose ? Des hôtels particuliers partout, des immeubles bas, des rues imprévisibles... Chaque mur, chaque pierre ont une histoire à raconter. La richesse du patrimoine défie l'imagination ; en fermant les yeux, on s'imagine aisément dans un XVIIIème siècle idéalisé, dans le Paris de Louis XV, avec les échoppes des artisans, le bas peuple dans le ruisseau, et les grandes portes des palais laissant la place aux cochers et aux équipages... La Place des Vosges, la Montagne Sainte Geneviève, la place du théatre de l'Odéon, les petites rues du Faubourg Saint Martin, du quartier de Bastille... Pourquoi on se sent mieux ? Ce n'est pas très compliqué : ces endroits ont un contenu historique. Les immeubles sont moins élevés, leur façades ont la poésie de la diversité, on voit souvent le ciel, et on a envie de rêver... Je fais du Bovarysme, de l'angélisme, du pittoresque? Mais ce Paris, tortueux, obscur, fangeux peut être, renfermait plus de mystères! Et de cette tourbe nait le génie d'un peuple rebelle!

Haussmann, au contraire, c'est l'uniformité moche et bourgeoise, la monotonie étouffante, une invitation à la dépression. Les grands Boulevards en 2012 ? Un hymne à la grisaille, une autoroute à 10000€/m² bordée d'Hippopotamus et de faux bars irlandais. L'horizon est peuplé de feux rouges et de grosses brasseries. Le supplément d'âme est donné par ces jeunes filles qui vous rackettent aux distributeurs de billets. Les rues haussmaniennes n'ont rien d'autre à offrir que l'éternel retour du même, et l'hystérie rationnelle de la ligne droite. 20000 immeubles rasés, des quartiers entiers éventrés, Paris livré aux banquiers et aux spéculateurs, en 1860, déjà ? Relisez La Curée de Zola, avec son héros sympa, Saccard l'affairiste, dont le fils couche avec la maîtresse du père. La Curée, ce sont les fauves spéculateurs qui se battent pour déchirer à pleines dents leur morceau de terrain, dans la fièvre des travaux haussmaniens. C'est une histoire immorale peuplée de personnages toxiques, une vision sans doute excessive mais jubilatoire de la bourgeoisie d'empire. Voir aussi le film hallucinogène de Roger Vadim (1965), avec Jane Fonda et Michel Piccoli.

Bien avant les bobos, la rupture d'un équilibre social. Le peuple chassé au delà des fortifications, pour donner quoi ? Les avenues de l'Etoile, pour faire vroum vroum avec son Audi TT avant de se mêler aux Saoudiens des Champs Elysées. L'avenue de l'Opéra, un canyon gris qui débouche sur une choucroute éclectique, couverte de dorures et de statues officielles. Les rues sont trop hautes, trop grises, trop denses ! Un univers minéral et homogène ! Saint Augustin ? Une charpente de métal, aussi sacrée que la Gare de l'Est. La fontaine Saint Michel de Davioud? Un héros de bronze maladroit qui tue mollement un Démon se demandant encore ce qu'il fout là.

Avant
Après
L'Ile de la Cité ? Incroyable. Regardez cet excellent blog (lien). Avant, c'était une ville dans la ville, le cœur millénaire de Paris, couvert de petites maisons, d'églises et d'immeubles penchés en pierres inégales (cf la place Dauphine). Aujourd'hui : une caserne, un hosto, un gros tribunal, une place battue par les vents arpentée par des pickpockets. Et en bonus, la belle restauration de la cathédrale par notre Viollet le Duc national. Lui au moins, même s'il était fou, avait compris où était la beauté : dans le Roman mystique, le Gothique mystérieux des romantiques, dans une architecture historique ou « historiciste » qui se donne à lire comme un livre ouvert. Rien de tel dans l'univers d'Haussmann.

Car le « style Haussmannien » est à chier. Il est temps de le dire. Il sévira de 1850 à 1920, partout en France, jusqu'à Marseille et Alger, dans ses différents avatars. C'est quoi exactement ? Un mélange de tout. Des références « à l'antique », de la pierre de taille parce que « ça fait riche », des grilles en fer forgé tous les deux étages ; les mêmes sur 500m. C'est gris. Tout aligné. Le problème, c'est pas l'immeuble : c'est les 150 qui suivent ! Quand ça devient plus gros, des colonnes de temps en temps, du ionien, du corinthien, du dorique, et viens par ici je t'ajoute une naiade et deux ou trois bas reliefs. C'est d'un goût aussi sûr que la Venus de Cabanel. Un hall d'entrée tape à l'oeil, et le seul côté sympa, des gros appartements avec parquet-cheminée-moulures (le décor d'un film français sur deux, qui traite, au choix, du divorce ou d'un mec qui va voir ailleurs). Sous les toits, des chambres de bonnes, reliques de l'exploitation des Bécassines bretonnes soumises au pater familias, occupées aujourd'hui par des précaires et des Estoniens en Erasmus. C'est bien le seul vestige de mixité sociale, car les immeubles haussmanniens sont devenus partout inabordables, sauf là où les pauvres ont (un peu) repris leurs droits : le Nord Est de la ville. Et encore : bientôt, pour vivre à Barbes, il faudra bosser chez Mc Kinsey.

Parfois, c'est un florilège, quand deux conneries se cumulent, c'est pas comme en maths, ça ne s'annule pas. Exemple : la rue de Rennes, moche et bruyante, couronnée par la présence gênée de la Tour Montparnasse, monolithe de plastoc de science-fiction. Et je ne n'ai pas dit qu'on s'était arrêtés ensuite : allez donc voir l'expo sur l'hôtel particulierparisien à la cité de l'Architecture, vous verrez tous les chefs d’œuvre en péril qu'on a massacrés dans les années 50 pour faire des bureaux et des appartements « tout confort ». Et évidemment, je ne parle même pas des injures durables que constituent Beaugrenelle ou le quartier des Halles.

L'âge d'or de la meringue.
Même les trucs néoclassiques un peu savants, comme le Panthéon, le Dôme des Invalides, ou la Madeleine, méritent plus de considération. Ils relèvent d'une démarche intègre, proche des idéaux des Anciens, quelque part entre le Palatin, Saint-Pierre et le Parthénon. Les Russes avaient bien intégré la leçon quand ils ont édifié à Saint Petersbourg et Odessa de belles perspectives colorées. J'aime le style Empire délicat né des fouilles d'Herculanum, les fresques pompéiennes, ce sobre équilibre . Rien de tel dans l'architecture choucroute indigeste des Haussmanniens, et de ce qui va suivre : l'avatar « belle époque en métal », style expo universelle , « je vais te montrer que je sais faire des calculs d'ingénieurs ». Le bel âge d'or, quand la France colonialiste était au top niveau. Alors évidemment, ca donne des trucs de prestige, attachants mais aussi légers qu'un vacherin : la Tour Eiffel, le Pont Alexandre III, Le Grand+Petit Palais, la grosse « Gare-Musée » d'Orsay, condamnée à la démolition dans des seventies qui méprisaient ce style lourdingue que nous feignons d'affectionner, pour attirer les Asiatiques en short dedans.

On peut reprocher beaucoup de choses à Céline, mais il avait du goût, et il a bien résumé ce que je pense dans un passage du Voyage : En attendant mon amante, j’allais me promener, nuit tombée, jusqu’au pont de Grenelle, là où l’ombre monte du fleuve jusqu’au tablier du métro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy. Il existe certains coins comme ça dans les villes, si stupidement laids qu’on y est presque toujours seul. Soyez honnêtes : vous n'avez jamais déprimé sur ce pont ? Vous trouvez ça joli, ce gros truc en métal avec des métros poisseux qui glissent dessus ? Et vous trouvez que c'est une référence, que Taxi 2 soit tourné ici? 

La Vieille Ville de Stockholm. Hé oui.
En résumé, je citerai Baudelaire : « le vieux Paris n'est plus, la forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel. ». Je suis d'accord avec les frères Goncourt, qui disaient que Paris allait devenir « quelque Babylone américaine de l'avenir ». Il faut en finir avec cette passion de midinette pour le XIXème siècle, qui fut d'une certaine façon le début du suicide de l'Occident. Eh oui, je suis viscéralement réactionnaire : c'était mieux avant. Si vous voyagez un peu en Europe, amusez vous à Lvov, à Prague, à Naples, à Cracovie, à Tallinn, à Stockholm, à Rome, à Seville, à Amsterdam et que sais-je encore, à arpenter ce qui n'existe plus à Paris : le centre historique.

Bon, et maintenant que vous avez fini de lire, je peux vous raconter : quand j'ai visité la médina de Fez et les infâmes ateliers des tanneurs, j'ai failli crever d'une crise d'angoisse claustrophobique. J'ai couru vers les remparts, sur une belle place bien nette dégagée par les colons français. Et là je me suis dit : on respire... 

La semaine prochaine : pourquoi je hais le métro.

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