dimanche 27 août 2017

Souvenir des Açores



Au milieu de l’Atlantique, il existe une terre volcanique, isolée, enfouie dans les nuages, un paradis perdu à la végétation luxuriante. Tropicales mais tempérées, couvertes de fougères, de sapins et de vaches laitières, les Iles des Acores sont la synthèse inattendue entre la Creuse et Jurassic Park. Un petit jardin aux doux reliefs entre Lisbonne et Terre Neuve, un balcon vert sur l’océan aux perspectives infinies. Les routes bordées d’hortensias en fleurs mènent à des lacs volcaniques limpides, des chutes d’eau cachées par la jungle épaisse, des pics érodés par la pluie et le Gulf Stream. Parfois, une parabole géante au milieu des pâturages vient me rappeler la présence d’une base aérienne de l’OTAN : héritage de la chasse aux U-Boote menée par les Alliés dans ce secteur maudit de l’Atlantique Nord. A l’aéroport de Ponta Delgada, les Airbus de la SATA s’arrachent à regret au tarmac, et frôlent d'une aile la cathédrale coloniale. En 1949, le boxeur Marcel Cerdan, compagnon d’Edith Piaf, et la violoniste Ginette Neveu ont trouvé la mort dans un Lockeed Constellation en route pour New York, juste au dessus, sur le volcan – le pilote avait mal géré le brouillard.

C’est le bon endroit pour s’oublier, et planter le décor d’une expérience sentimentale amusante. J’adore me prendre des râteaux à l’étranger, dans des endroits exotiques de préférence : c’est plus pittoresque. Avant, c’était à Elseneur, à la sortie d’un concert de Philip Glass dans un ancien chantier naval. On entendait du saxophone et du synthé dissonant, tandis que les tankers russes passaient l’Øresund. Elle s’appelait Lea, elle était danoise, belle et lumineuse d’intelligence. Elle avait chassé mes baisers d’un grand éclat de rire : « ah, vous les Français, tous les mêmes ! ». Je suis donc le latino de service ? Cela dit, une personne sur deux ici me prenait pour un Rital. Shakespeare avait raison : il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark. Dans sa vieille forteresse aux canons désarmés pointés sur Helsingborg et l’orgueilleux Suédois désormais neutre, Hamlet devait bien se moquer de moi : un râteau après 6 heures de musique minimaliste ! Vanité. J'aurais dû tenter dès la troisième heure. A Copenhague, j’ai dîné dans un restaurant de fusion food conceptuelle néo nordique, écouté du jazz danois, puis je me suis fait dépouiller par des réfugiés syriens, une prostituée a presque essayé de me violer derrière la gare et j’ai expérimenté une gueule de bois au milieu des coureurs d’un Marathon, avant de dormir en attendant mon avion dans un parc connu comme le rendez-vous gay de la ville – je l’ai appris ensuite. A part la tombe de Kierkegaard et le tataki de thon rouge, je n’ai rien regretté en arrivant à l'aéroport. 
Après la Baltique, j’ai misé sur l’Atlantique. Dans les Açores, j’avais loué une cabane waldenienne cachée dans la forêt, au fond d’un jardin luxuriant. Le matin, je prenais le petit déjeuner sur la terrasse, face aux pins effilés, au tronc presque rose - des cryptomeria du japon, disait notre hôte. Pas d’horizon, pas de bruit, juste elle et moi, le chant des oiseaux et Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, qui orientalisait doucement dans l'enceinte Bluetooth sur la table en tek. 
La maison est assez cosy, un mélange de design Habitat et de relais de chasse solognot. Elle a pris sa chambre à l’étage. Elle se promène dans la maison d’un pas léger. Ca s’annonce pas mal, elle me regarde, elle rit vaguement à mes blagues, elle plaisante : je ne sais pas encore si ses attentions sont une vague camaraderie estivale, ou une Invitation à la Danse.
Jeune actrice, elle ne se maquille pas, elle s’habille peu : elle ne cherche pas à me plaire. Mais elle ne peut pas dissimuler sa beauté insolente. Elle me toise sans le vouloir du haut de ses 25 ans : elle est a peu près irrésistible, en a-t-elle conscience ? Elle chantonne dans la salle de bains, d'une voix mélodieuse. J’ai beau essayer de me concentrer sur Rimsky-Korsakov, je ne vois que ses petits pieds vernis de noir, la courbe de ses seins, son visage fin, ses yeux en amande impertinents avec un brin de folie. Candide ? Indomptable. Sous son épaisse chevelure, sa peau laiteuse est légèrement hâlée par nos randonnées quotidiennes. Mein Gott.

Dans la voiture, elle éclate de rire, me raconte ses aventures avec des acteurs, des anecdotes de drague avec ses ex, ce qui m’emplit d’une fureur supplémentaire, et d’une vague de désir irrépressible – elle respire la noblesse, mais aime choquer le bourgeois avec des histoires un peu crues –  au delà de la frustration intense, je tente d'y voir un piment relatif pour nos conversation routières. Ah ! Son humour scandaleux par intervalles, un sens de la formule à géométrie variable, sa capacité à clore chaque débat sur un bon mot définitif, provocateur et toujours surprenant. Par exemple avec ce nouveau mot de la "Gen Y" : Lollilol. Elle me plaît, Elle est créative, cultivée, et un peu folle. Je pourrais toujours essayer de lui chercher des défauts, ce serait inutile, c’est trop tard. Merde.
Elle déclame du Phèdre aussi sur la route. Je m’accroche au volant, j’appuie sur l’accélérateur et je fixe l’Atlantique en pensant très fort à ma tête posée sur ses seins – en ce moment précis, j’aimerais être la ceinture de sécurité qui presse son décolleté si fort, au bord de l’explosion. L’habitacle de la Clio de location est décidément trop petit pour nous deux, et le Rap Portugais qui passe sur radio Altlantida n’arrange rien à mon mal de tête. Saviez-vous que les Acores sont certainement la partie émergée de l’Atlantide?

Le soir, quand les sapins forment une muraille sombre autour de notre cabane pour hipsters, on regarde des films de qualité variable. Elle fait sa veille concurrentielle sur les actrices du moment – pour moi, surtout, c’est l’occasion de me coller à elle sur le canapé en mode Michel Blanc. Un plaid est posé sur nos jambes, mon petit laptop fait office de Silver Screen, Elle porte ses lunettes papillon qui lui donnent des faux airs de stagiaire sexy chez les Mad Men, et un peu de rouge à lèvres. C’est le moment que je choisis pour un lancer de bras fébrile mais digne et une tentative de baiser ; comparable au crash de Ténérife (1977, collision entre deux Jumbo Jet, 583 morts). Je réalise alors que le film de la soirée, où Guillaume Galienne déglingue une Adèle Exarchopoulos amorphe dans des parloirs de prison sales, était un peu anxiogène pour planter un décor de séduction. Un râteau, mais avec panache. Et après tout, on reste potes. Les amies, c'est celles qu'on a pas pu ou pas voulu séduire, et qu'on trouve suffisamment intelligentes pour continuer à les fréquenter. 
Quel est donc son homme idéal  ? Entre deux steaks de thon rôtis, le premier nom qu’elle me lâche, c’est Ryan Gosling. Là, je comprends que je n’avais ni la mâchoire carrée du gars, ni des abdos d’acier, ni ce côté vaguement ténébreux quand il fend les ténèbres de Los Angeles, un cure-dents dans la bouche, au volant d’une Corvette tunée, sur fond d'électro Kavinsky. Elle vise un peu haut sur ce coup –  faut pas exagérer. Alors, au fil de la conversation, je découvre que ce qui lui plait vraiment, ce sont les chanteurs barbus, les écrivains, bref, les créatifs
Elle est un peu capricieuse aussi. Je la mitraille pour mon Instagram, elle se prête au jeu de bonne grâce. A travers les filtres bleutés de mon Iphone 6, en scène au bord d’un lac, dans un hôtel abandonné, mimant une statue antique… Je n’ai jamais autant aimé ajuster le contraste de mon écran. En rentrant à la cabane, je lui offre « Un Balcon en Forêt » de Julien Gracq, une histoire d’amour torride entre un colonel sentimental et une beauté mystérieuse de la clairière. Le gradé trompe l'ennui en faisant une quantité de sexe considérable dans une maison forte maquillée en chalet, caché par les noires forêts de sapin ardennaises. Ah mais comment ne pas percevoir le subtil message qui passe à travers ce livre. Gracq reste sur la table du salon, et elle répète sa réplique de Roberto Zucco : une diatribe chantant le dégoût des hommes et leurs désirs bestiaux. La maison forte a cédé aux premiers obus de la drôle de guerre. Mais cela, Gracq ne l'a jamais raconté.
Mes sens m’aveuglent, j'essaie de rester rationnel et pourtant... je werthérise à bloc, je bovarise un max, je me retourne dans mon lit en relisant la fiche Wikipedia du crash du Constellation de Cerdan et mes articles favoris sur la Bataille de Koursk, le siège de Kaliningrad et l'annexion de la Crimée. Mais je viens de fertiliser un peu plus le cimetière des affinités asymétriques – un père Lachaise en friche, envahi par les hautes fougères des Acores.
A Ponta Delgada, nous sommes logés par Estevao, un vieil aristo portugais, issu de la plus grande famille de l’île : d’anciens planteurs d’oranges, devenus hôteliers de fortune sur AirBnb. Dans un français livresque et suranné, il nous fait visiter son palais baroque, et exhibe les reliques de sa famille : blasons, uniformes, fusils rouillés, un fiacre rempli de planches de surf, de vieilles éditions de Balzac et Bernanos, un portrait du Bragance moustachu qui devrait régner en 2016 sur le Portugal  si rien n'avait changé – dans un clin d’œil royaliste, il nous glisse que sa famille n’a pas vraiment soutenu les libéraux pendant la guerre civile du XIXème siècle… Sacré Estevao, vieux Guépard des Acores ! Il nous présente son vieux cheval, Omar, qui l’aurait mené spontanément, une nuit, aux  rives du Lagoa do Fogo, volcanique et vert ténébreux – Heart of Darkness. Je le crois sur parole. Elle promet à Estevao, peu indifférent à ses charmes, qu’elle reviendra jouer Phèdre dans son palais, avec une entrée triomphale sur son cheval. Vision épique. 
Le jardin d’Estevao est coquet : buis taillés à la française sur un lit de pierres volcaniques, une fontaine envahie par les grenouilles et quelques bancs de pierre.  Le soir venu, je sirote un vin rouge du Douro, je fixe les étoiles, et je médite cette phrase de Goethe : « l’éternel féminin nous sauve et nous élève ». Lollilol.



samedi 26 août 2017

Trieste/Venise



Je t’écris depuis Saint-Aygulf où je suis rentré depuis 5 jours après une escapade à Trieste et sur la côte Slovène Adriatique. Je pense que tu aimerais cette région, c’est très beau, de grandes falaises blanches qui tombent dans la mer avec des palais Austro-Hongrois au faste oublié, des villages vénitiens rayonnants, une campagne méditerranéenne identique à la Provence. On y trouve même des truffes ! Trieste est vraiment une capitale de nulle part, péninsule coincée au bout de l’Italie qui se la dispute au monde slave, avec cette douceur de vivre latine, un peu de la rigidité autrichienne « K und K » dénoncée par Musil et des cafés viennois qui ont tendu les bras à des générations d’écrivains comme Joyce, D'Annunzio, Svevo. Il y a aussi dans cet ancien port impérial de l’Autriche, un parfum de doux déclin, de grandeur évanouie, mais suave, qui n’empêche pas les habitants de profiter d’une assiette de poulpe ou de café Illy, maison de Trieste, au pied de ces palais désormais silencieux et de ces grues rouillées qui n’accueillent plus les steamboats chargés d’aristocrates galonnés. 



Je suis revenu aussi à Venise sur le chemin, un avion décalé d’une journée m’a permis de présenter mes respects à Stravinski sur l’ile funèbre de San Michele, digne de la Toteninsel de Böcklin, avec ses cyprès majestueux et sa silhouette sévère. J’ai aussi vu Diaghilev des Ballets Russes et sa tombe couverte de Repetto roses. La Biennale d’Art Moderne est assez bonne cette année. Evidemment, les pavillons des grands pays sont souvent paresseux (celui de l’Allemagne était vide - concept ? -  la France accueillait une sorte de disciple de Stockhausen qui trafiquait des synthés, la Grande Bretagne, encore pire que quand nous y étions ensemble, une série d’encombrants en polystyrène mal laqués), mais la Russie a fait un effort avec un artiste contestataire qui dénonçait l’oppression numérique, la manipulation par les lobbies et la destruction de Palmyre. On y trouvait des bébés avec des ceintures explosives et des masses manipulées par le Grand Capital, des nuages avec des rouages mais aussi par un aigle mécanique réminiscent du tsarisme sous le « monitoring » des drones, dans un mélange plutôt réjouissant d’agit-prop soviétique et de révolte à la Snowden. Seule concession au contrôle qualité du Kremlin : les canons portaient une mention « Made in USA ». Et l’oppression numérique vient forcément de Californie… #MondeDiplomatique. Une mention spéciale au pavillon tchèque avec les cygnes en plastique disposés devant un écran figurant la mer, au grand arc en ciel de pin’s soviétiques du pavillon hongrois, mais aussi aux livres comme art, les livres vénérés, empilés, explosés, protéiformes en tout cas, chez les Japonais et les Suédois.