jeudi 20 décembre 2012

Ambiance cervidés




Dans ces temps d’agitation marketing millénariste, nous attendons patiemment la fin du monde Maya en sirotant du thé Earl Grey. C’est le moment pour identifier des tendances de fond structurantes, pour avoir un truc à lire dans les limbes en attendant le Jugement Dernier. Eh bien je ne sais pas si vous avez remarqué, mais c’est @eronoele, qui est à la fois une muse, mon mentor et mon coach vestimentaire, qui me l’a soufflé à l’oreille : on évolue totalement dans une ambiance cervidés. A base de cerf.




Au milieu des conifères nordiques, les cors bucoliques sonnent la traque. Herbivore majestueux et élancé, le cerf évoque un paradis forestier perdu, mais aussi l’univers chic et cruel de la chasse, de la mise à mort, et la dégustation d’une bonne viande saignante. Dans le dernier film de Vinterberg, la Chasse, les scènes de chasse au cerf entre amis sont la métaphore de la chasse à l’homme vertigineuse qui va frapper le héros. Dans The Deerhunter (Voyage au bout de l’enfer), la chasse au cerf dans les Appalaches précède les mitraillettes et les lances flammes du Vietnam, la destruction psychologique d’anciens soldats qui finissent par s’affronter dans d’insoutenables tournois de roulette russe.

La croix symbolise Saint Hubert, patron des chasseurs 
Le cerf est un mâle dominant prêt à percuter un rival de ses bois puissants, pour protéger Bambi et rafler Madame la Biche. Le cerf-macho est un trophée de chasse. C'est aussi le logo du Jägermeister, cet alcool au goût de sirop pour la toux. Dans cette forêt de symboles viennent glaner nos amis les créatifs - vous savez, ceux qui ne deviennent pas gras et chauves à 30 ans devant MS Office - pour enfanter une étoile qui danse





D'habitude, une pub pour le parfum, c'est un porno soft dans une chambre de palace mal aérée, où l’on devine le vague flap-flap des seins d’une doublure lingerie se faisant prendre à la hussarde sur un lit de roses.  Cette fois ci, pour Lolita Lempicka, Woodkid innove et déploie son imaginaire baroque d'autiste au milieu des fougères des Landes, foulées par une petite créature diaphane. Un hymne symphonique païen  à la pureté originelle, d’une immense intensité émotionnelle. Cette ambiance sapin est à la fois baltique et celtique. Le soleil filtre entre les arbres et révèle le pollen qui flotte dans l’air. Gracile vestale, sylphide à mi-chemin entre l’ange et l’elfe, elle caresse les bouleaux et ses cheveux blonds, comme une Lorelei landaise. Cette Marilou mineure de porcelaine nous invite à partager son mystère et peut être à commettre des péchés ou des infractions pénales avec elle. La lumière à la Sophia Coppola, le côté Brocéliande, c’est bien. Modèle réduit de Kirsten Dunst, elle s'empifre de blackberries en nuisette.



Ses yeux transparents croisent alors le regard d’un cerf qu’elle étreint avec force. Elle le câline, il la réconforte, le vent souffle sur les pins, et c’est le Chant de la Terre qui se déchaîne parmi les violons. Elle rejoint le cervidé originel, certainement pour mourir à ses côtés, comme Jacques Mayol avec les Dauphins. Clap de fin. Il fallait le génie musical et cinématographique du surdoué Woodkid pour restituer la puissance mahlérienne de ce retour à la nature. Ce clip dégage aussi une certaine ambigüité sexuelle. Elle Fanning, du haut de ses 14 ans, est au sens propre une Lolita.

Tout cela vous a évidemment fait penser à la légende de Diane et Actéon. Schématiquement, Actéon est le petit-fils d’Apollon, et il aime la chasse. Il est dans une ambiance cynégétique, dirait-on à l’ONF. Un jour qu’il se promène avec son arc et ses flèches, Acteon surprend Diane qui se baigne à poil avec ses copines les nymphes. Très pudique, Diane connaît bien la chasse car elle en est la déesse. Rancunière, elle fait payer à Acteon un prix très cher pour s’être rincé l’œil : elle le transforme en cerf et lance les chiens à sa poursuite, qui le mettent en pièces. Cet épisode des métamorphoses d’Ovide a été peint avec brio par Titien dans un mythique trio de peintures réunies cet été à la National Gallery.




 A cet occasion, le Crédit Suisse a financé un court métrage troublant, « Metamorphosis »,  qui raconte la transformation d’Acteon en cerf dans ce même style païen et brutal, avec une nuance so British cette fois ci. Ce freluquet a reluqué Diane de manière trop explicite à un dîner dans son pavillon de chasse cosy du Sussex. Il pousse le vice jusqu’à la troubler dans sa salle de bain. How dare you ? Ce jeune premier d’Eton voit son reflet dans le miroir changé en cerf, une végétation de cauchemar envahit sa chambre victorienne, tandis que d’horribles bois lui poussent sur le dos, une douleur insoutenable… il va servir de gibier !




Les auteurs de ce clip se sont certainement promenés dans Richmond Park à Londres, cette foret royale de mille hectares où 650 cerfs et biches évoluent en liberté. On peut se promener avec eux avec la désinvolture de dandy du groupe Metronomy, dans leur clip « Everything Goes my Way ». C’est extraordinaire de voir deux cerfs mâles se combattre pendant la période du brame et du rut, avec la même violence peinte par Courbet, une veste de chasse toute neuve sur le dos, à 5 kilomètres de South Kensington et d’Heathrow Airport. 




Les combats de cerfs pour la femelle, c’est quand même une drague qui a la classe. Plus courageux que de glisser un billet au videur pour qu’il vire votre rival. Le cerf serait-il un symbole de machisme hétéro ? Et pourtant…  Viado, « cerf » en brésilien, veut dire gay ! Une pirouette de plus, après les scènes de volley ball de Top Gun, où derrière les pectoraux et la pavane sous testostérone des F14 se cache une franche camaraderie de vestiaire, plus délicate. Entre mâles dominants. Le cerf-macho est crypto-gay !



Je ne résiste pas à l’envie de conclure par Electric Six,  et son ambiance de gentleman farmer british dégénéré. Cette fois ci,  la chasse n’est qu’un prétexte de plus pour ridiculiser un trophée d’élan pour être exact. Et pour vous donner une raison inutile de briller en société, sachez que la ville du Père Noel, Rovaniemi, en Finlande, brulée par les Allemands en 1944, a été reconstruite par Alvar Aalto selon un plan en forme de renne, l'autre cousin nordique du cerf. Vous avez vu suffisamment de pubs Canal Satellite pour le savoir.




Vous vouliez des images et des petites vidéos à twitter, et je vous donne des tunnels de texte faisandé plus touffu que du maquis corse ! Désolé, c’est mon côté graphomane. @eronoele me lâche un thème et j’improvise dessus comme en Jam Session. Si je savais faire de la musique, on dirait que je fais un bœuf. Si vous souhaitez que j’écrive un article sur n’importe quel sujet, dites le moi ! Je m’engage à le traiter dans les 2 mois, à condition que ce ne soit ni un thème négationniste, antisémite, défavorable aux handicapés, à Benoît XVI, Jean Yanne, Franz Liszt ou au club Dorothée. Par contre j’accepte les articles misogynes, haineux, colonialistes, et réactionnaires - tout ce qui «était mieux avant », c’est mon créneau, à condition de garder une tonalité fraternelle et légère. Mon article idéal c'est celui qui me permettrait de crier mon amour des bornes frontières en tapant sur la gueule de Jean Sarkozy. Passez de bonnes fêtes ! 




vendredi 14 décembre 2012

Ode à la cartographie



J’étais tout seul dans un restaurant érythréen de Karlsruhe. Après un entretien dans une boîte d’Internet, une après-midi marron-kaki à la Derrick me collait à la peau. Un grand brouillard enveloppait les baies vitrées sixties de la Cour Constitutionnelle tandis que je finissais avec les doigts un Injera couvert de boeuf, mal arrosé d’une bière à la banane. Comme toujours dans ces cas là, je me suis mis à divaguer mentalement du mauvais côté du Rhin. Je pensais à des histoires de cartographie.

Rien à voir avec l’Ethiopie de la bière à la banane, peut-être une conséquence du plan étrange de Karlsruhe, une ville-utopie circulaire du 18ème, dont les rayons partent du château mal reconstruit des ducs de Bade. Dans ce mini Saint-Pétersbourg de la Forêt Noire amoché par l’US Air Force, en attendant mon TGV Est, je me suis rappelé que les cartes m’ont toujours fait rêver.



Les moins érudits d’entre vous seront choqués de l’apprendre, mais je vous conseille de vous rendre à la BNF voir l’exposition sur « l’Age d’or des cartes marines ». C’est la plus belle collection du monde de cartes « portulans », c’est-à-dire de manuels de navigation. Richement décorées, elles étaient destinées aux palais des rois et des princes, pour nourrir leurs rêves de gloire ; les cartes des navigateurs ont été trop usées par les embruns et les pointes des compas pour nous parvenir. La représentation du monde méditerranéen était claire depuis Pausanias et Ptolémée.  Dès le 13ème siècle, la carte « Pisane » fixe avec fidélité chaque ile de la Mer Egée.

Mais la révolution était à venir : à l’ère des Grandes Découvertes, le Monde variait chaque année au passage d’un cap ou d’un fjord patagonien. Colomb situait ses Indes dans les Caraïbes, et Amerigo Vespucci l’imposteur donnait son nom à tout un continent. Les hommes étaient prêts à se faire tuer pour le poivre que nous saupoudrons en toute indifférence sur nos burgers. Des Moluques à Cochin, des Célèbes à Malacca, les épices valaient plus cher que l’or, et la navigation permettait de s’affranchir du monopole arabe et vénitien sur la route des Indes.

Après l’odyssée cruelle de Magellan, brillamment relatée par Zweig, on découvrit que la Terre était ronde. Les puissants se firent alors construire des globes pour tenir le monde urbi et orbi dans la paume de leurs mains. Les Globes de Coronelli de Louis XVI à la BNF en sont le magnifique exemple tardif. Ces cartes polychromes délicates, reflètent un monde fantasmé, avec sa faune et sa flore exotiques. Avec les habitants de ces nouvelles contrées, hommes nus, indigènes, cannibales, esclaves... Ces fascinants bon sauvages qu’on aillait amadouer  avec  des verroteries pour mieux les exterminer ou les exhiber à Séville comme des curiosités zoologiques. Un prélude à 500 ans de colonisation au goût un peu amer. Parenthèse geek : le jeu Colonization vous donnera ce frission de pionnier génocidaire sans quitter votre laptop de bômeur.

Le héros du dernier Houellebecq est un artiste contemporain fasciné par les cartes Michelin, qu'il photographie compulsivement dans son atelier en bordel avant de serrer une Russe très appétissante. Selon lui,  « La carte est plus importante que le territoire ». Je suis d’accord avec Jed Martin. La carte est en elle même une promesse d’ailleurs, un petit univers pliable de poche. Une réduction unidimensionnelle de la terre des hommes, vivante, foisonnante, baroque dans sa richesse. Infinie comme les fractales de côtes.  Le jeune Sartre vénérait les livres-totems dans un grenier d’enfance, moi je passais des heures à balader mon regard myope sur les collines des atlas. Je survolais sur le papier routes, fleuves, méridiens et frontières, en rêvant un jour de les franchir. Courbes de niveau, pistes caillouteuses, cimes alpines et thalwegs, arêtes déchiquetées, pics du Népal, fosses abyssales, j’étais fasciné. J’écoutais les valses de Chopin par un Cziffra nonchalant comme un dandy. Mon adolescence a vraiment duré longtemps, et ma virginité fut jalousement préservée par mon appareil dentaire.




J’aime les cartes Michelin, leur palette chormatique restreinte, et leur graphisme désuet si rassurant. Les départementales tortueuses serpentent paresseusement vers les cols du Tour de France.  Surlignées en vert pour leur intérêt touristique, elles nous promettent une escapade-RTT en Golf Cabriolet. Des épingles rouges nous donnent la distance entre Bénévent l’Abbaye et la Souterraine, entre La Croix Valmer et Saint Tropez. Dans les sous-préfectures marquées « SP », on imagine un jeune énarque droit comme un i devant son hôtel républicain  en pierre de taille. Le vert des Parcs Naturels nous tend les bras, et les terrains militaires nous excluent de leurs pointillés rouges réservés aux chars Leclerc. Une « vue » est désignée par des petits éclats de lumière, avec deux ou trois étoiles si elle est « exceptionnelle ». Hiérarchie contestable. Les points culminants nous toisent de leur triangle chiffré. Précieuse information? Cet hymne à la France pittoresque, aux villages fleuris 4 étoiles de Jean-Pierre Pernaut, serait-il profondément réactionnaire ? Souvenons-nous des Mythologies de Roland Barthes au sujet du Guide Bleu :

Le Guide Bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. [...] De même que la montuosité est flattée au point d’anéantir les autres sortes d’horizons, de même l’humanité du pays disparaît au profit exclusif de ses monuments. Pour le Guide Bleu, les hommes n’existent que comme « types ».
[...] En général, le Guide Bleu témoigne de la vanité de toute description analytique, celle qui refuse à la fois l’explication et la phénoménologie : il ne répond en fait à aucune des questions qu’un voyageur moderne peut se poser en traversant un paysage réel, et qui dure.

Dans ce « franquisme latent » déshumanisé, les cartes Michelin ne font pas exception. Châteaux, monastères, églises, abbayes, grottes et ruines sont l’image réductrice d’une vision passéiste et figée du paysage. La vue se « mérite » après une ascension-calvaire, la beauté est forcément ecclésiastique, féodale, datée. Et si vous conduisez en Paraboot votre DS vert bouteille en écoutant les Grosses Têtes de Philippe Bouvard, vous aurez constaté avec bonheur que rien n’a changé en France pendant ces 30 dernières années, mon Général !



Je laisse aux esprits chagrins gauchisants ce genre de scrupules. Ce kitsch routier est terriblement séduisant, des vestiges de la nationale 7 aux restaurants Courtepaille, des aires d’autoroutes aux ronds points improbables, sans oublier les stations services avec leurs caissières dépressives en blouse rouge et jaune tachée d'hydrocarbures. N’avez-vous jamais ressenti un frisson le long de la Vallée du Rhône, quand, au Sud de Valence, quelque part près de Montélimar, les herbes grasses laissent la place aux pins et aux lauriers de la Méditerranée ? Quand la Provence vous étreint avec sa lumière maternante?

La Carte Michelin est le fil d'Ariane de ces Odyssées… La voix féminine douceâtre d’un GPS, l’insipide Google Maps, même la toute-puissance tridimensionnelle de Google Earth, n’auront jamais la saveur de ces cartes enchantées qui nous font effleurer du bout des doigts la beauté du Pays.





Je n’accepte qu’une seule carte, animée d'ailleurs : celle des routes Ryanair. Pour quelques euros, ces cow boys célestes dopés au kérosène ont rendu Riga plus proche de Baden-Baden que Limoges de Paris. Ses lignes improbables nous font rêver : Charleroi-Thessalonique, Kaunas-Kos, Béziers-Bristol. A quand un Marmande-Timisoara? Un Sedan-Cluj Napoca? Ou une ligne qui irait de Nuremberg à Nuremberg? Grâce au low cost, les volcans des Canaries nous tendent les bras depuis Beauvais. La topographie européenne redessinée par le chômage de masse en Pologne, le cannabis du Rif, le soleil pas cher de Rhodes, le dumping salarial et les subventions régionales ! Merci Ryanair.