samedi 13 octobre 2012

J'aurais voulu être un artiste ! - L'expo « Bohèmes »




En ces temps où les quasi-pogroms de roms rendent les cités de Marseille plus hostiles aux nomades que l'est de la Slovaquie, je vous conseille ardemment d'embarquer dans la roulotte de pierre du Grand Palais pour un tour de piste bobo qui ne vous laissera pas de marbre.

La Bohème... C'est une chanson galvaudée de crooner arménien, évoquant la misérable vie pétrie d'espérance de l'artiste fauché en quète de gloire, dans sa mansarde mal chauffée, certes moins bedonnant que le bourgeois sous les moulures deux étages plus bas, mais avec un modèle nu plus désirable dans son lit ! C'est une classe d'artistes marginaux, heureux et mélancoliques, entre le rire et les larmes... c'est un mythe de l'art occidental né en marge d'un XIXème siècle trop industriel, celui d'hommes libres antisociaux, vivant hors des modes et des conventions, comme des Bohémiens.

Gainsborough aurait lacéré cette toile, vert de rage

L'ensemble de l'expo repose sur un mauvais usage du dictionnaire des synonymes, un lendemain de fête, à la réunion des Musées Nationaux : les "bohémiens" annonceraient en quelque sorte la vogue de la "bohème" artistique qui sévit chez nous depuis 200 ans. Cette affirmation est un peu osée : je ne vois pas du tout le lien entre les deux. Mais c'est pas grave parce que c'est marrant.

Les organisateurs nous lancent donc sur la route avec les roms, manouches, gitans, zingari, tsiganes, Egyptiens ou gipsies. Appellez les comme vous voulez, ces peuples chrétiens orthodoxes chassés par les ottomans ont déferlé dans l'Europe du XVème siècle, envahissant les toiles des artistes pour devenir un symbole de liberté, le pittoresque en plus. Dans les toiles de La Tour, De Vinci, Caravage, voleurs et diseuses de bonne aventure bernent les bourgeois imprudents. Quand l'errance de la Sainte Famille est assimilée à celle des gipsies, les vierges à l'enfant se couvrent de coiffes « égyptiennes » à larges bords, et vont avec Joseph, pieds nus sur le chemin. Des tuniques colorées, une peau halée, qui fascinent les peintres et effraient les autorités, prompts à condamner le diabolique attrait de la divination et des cartes.



Watch your back
Le bohémien est une figure de l'Etranger, libre comme l'air, proche de la nature, dans son campement de fortune, il dort au milieu de nos ruines antiques envahies par le lierre qui fascineront les premiers romantiques. Des gitanes édentées promettent la romance aux jeunes filles en fleurs de Watteau et Boucher. Au cœur de ses forêts ombrageuses, Corot esquisse une bacchanale pastorale de petites bohémiennes pourpres au son du tambourin.




Une vision un peu idéalisée de ce peuple tour à tour esclave et bouffon du roi, éternel relégué, persécuté avant de connaître la Solution Finale. Le nazisme rôde d'ailleurs autour de l'exposition : il haissait tout autant le Tsigane comme sous-homme, et la vie de bohème de l'artiste dégénéré, star de l'expo de 1937. Chanteuse, danseuse, éternelle tentatrice portée par la mélodie suave du violon et de la flûte, la bohémienne devient un mythe littéraire et musical. Carmen, la cigarière andalouse, chante dans son envoutante habanera que l'amour est un oiseau rebelle, comme sa fière beauté. L'éblouissante Esmeralda est à la fois sensuelle et pure, séductrice et digne : elle danse devant Phoebus et se refuse à Frollo, qui aurait bien commis un péché pour l'occasion.

Le GR 20 en famille
Le grand Charles leur consacre une de ses Fleurs du Mal :

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. (…)

(…) Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.




« Art de la liberté, liberté de l'art »

Le lien est fait une fois de plus par mon idole, Franz Liszt, entre la fascination pour les bohémiens, et la « vie de bohème » du XIXème siècle.

Je vous conseille de respecter le grand Franz.


Son portrait nous accueille à l'étage, dans une salle aménagée en chambre de bonne aux murs délabrés. Le pianiste-errant, éternel nomade virtuose, était lui même un hommage vivant à cette liberté infinie de l'artiste, acclamé par les foules de villes en ville, partout chez lui sans l'être nulle part, empereur à Saint Petersbourg, prince à Paris, mais finalement simple troubadour amuseur des puissants. Il écrira beaucoup sur cette condition ambiguë de l'artiste, et sur « les bohémiens et leur musique », auxquels il consacrera un ouvrage, salué par Jankélévich. Ses « Rhapsodies Hongroises » compilent dans leur folie pianistique toute la verve, toute la séduction des musiciens tsiganes rencontrés lors de ses voyages. Bartok poursuivra ce travail ethnographique. Eloquentes et séduisantes, tour à tour pathétiques et légères, diablement drôles et épiques, ses Rhapsodies portent en elle l'ensemble du geste lisztien, une étincelle de vie et de liberté. La musique conquérante de Liszt rassemble toute la dynamique du romantisme, un élan révolutionnaire prêt à tout renverser sur son passage. Mais le romantisme, c'est aussi un culte de la mélancolie et du suicide, celui du Chatterton de Vigny, le désespoir d'une jeunesse nourrie aux exploits Napoléoniens étouffée par les prètres et les notaires de la Restauration, cette génération désabusée des Enfants du Siècle de Musset, dont la Confession est un manifeste. Combien de jeunes aristocrates européens se laisseront envahir par le doux poison du Werther de Goethe, jusqu'à la mort ?

Un petit Xanax?


Le jeune artiste dans son atelier de Géricault nous jette un regard mortellement lassé, entre un crâne poussiéreux et une palette sans ses couleurs. Nous le laissons derrière nous pour pénétrer dans une évocation de la « vie de bohème » artistique du XIXème siècle. Saluons ici la brillante scénographie de Robert Carsen, metteur en scène d'opéra, qui n'hésitera pas à présenter les toiles exposées sur les chevalets d'un atelier d'artiste, ou au milieu des tables d'un café de Montmartre.

Déception, espoir, amertume, ironie, fière insouciance, la « bohème » est une métaphore de la condition tsigane. C'est Balzac qui en donne la première définition :  

Ce mot de Bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin.

Viens par ici
On y trouve pêle mèle journalistes fauchés, peintres et poètes ; relégués volontaires, clochards célestes, sublimes marginaux – prêts à toucher l'absolu dans une sous-pente glaciale, entre un matelas fangeux et un poële rempli de manuscrits raturés. Le premier d'entre eux, évidemment, c'est l'homme aux semelles de vent, Rimbaud. Ses escapades scandaleuses avec Verlaine sont présentées avec quelques manuscrits et photographies, dans une grange aux murs branlants. « Ma Bohème » retrace une de ses fugues, pour échapper au conformisme bourgeois de Charleville-Mézières (cf mon billet de blog sur les Ardennes).


Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot soudain devenait idéal;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Un passage optimiste retrace la Bohème galante, symbolisée par la Rêverie de Charles Amable Renoir.

C'est le moment de tenter un lancer de bras

Quelle fraîcheur dégage ce jeune couple, et quelle douce espérance ! Les scènes de la Vie de Bohème de Murger inspirent à Puccini son Opéra La Bohème, une évocation touchante de la condition d'artiste. Les décors de l'opéra sont exposés.

Par la voix suave de la Callas, Mimi la couturière se dévoile à Rodolpho le poète : « Mi chiamano Mimi ». Quand des scènes drolatiques mettent en scène le peintre, le poète et le philosophe faisant boire leur propriétaire pour ne pas payer le loyer, on ne peut pas s'empêcher de penser aux scènes de bouffonerie du Moulin Rouge de Baz Luhrmann.

Spectacular Spectacular
En fait le XVème c'est moins sympa














Sur le mur d'en face, la misère de l'artiste est symbolisée par la paire de chaussures la plus célèbre de l'histoire de l'art, les Souliers de Van Gogh. Abondamment commentées par Heidegger, dans son Origine de l'oeuvre d'art, ces deux godillots crottés valent bien plus que leur simple représentation : ils sont un puissant symbole de la condition de ceux qui les portent.


« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal ».
Ceci n'est pas une paire de chaussures (regardez bien)

Heidegger y voyait donc des sabots de paysanne ; le critique d'art Shapiro est entré dans la controverse en soutenant au contraire qu'il s'agit des chaussures du peintre, des chaussures bien urbaines. Que sont ces chaussures au fond : une apparaition fantomatique, une inquiétante étrangeté ? Derrida siffle la fin du match : elles sont support anonyme, vidé d'un sujet absent. En gros, elles ne siginifient rien, et font parler les curieux. Le tableau rappelle aussi que quand on était pauvre, il fallait marcher, et user ses souliers. Et que l'artiste est déjà Sur la Route, comme Kerouac après lui, car la beat generation est une nouvelle Bohème. La vidéo-teaser de l'expo nous le rappelle avec humour


Enfin l'exposition devient pittoresque, et aborde le versant sympa de la Bohème qu'étaient venus chercher les touristes américains en arrivant de Roissy, et vous aussi, petits paresseux: l'ambiance des cafés de la butte Montmartre ! On retrouve Picasso, Appolinaire et Modigliani se rincant l'oeil au Moulin de la Galette, sifflant des bocks au Lapin Agile, et Aristide Bruant fait la promo du chat noir.


L'absinthe de Degas rappelle que la fée verte faisait des ravages. Verlaine finira indigent, le cerveau grillé. Erik Satie esquisse une Gymnopedie, et je m'enfuis de cette salle, car comme tous les snobs, je n'aime pas beaucoup les impressionnistes, et encore moins le kitsch rockwellien qu'est devenu Montmartre. Je me refuse donc à traiter ce qui devrait pourtant faire l'objet de ce post de blog.


Zone d'accueil des nouveaux arrivants
Les impressionistes aimaient peindre ceux qui vivent libres et au jour le jour : ouvriers, artisans et bohémiens. Ces roulottes bariolées peintes à Arles par Van Gogh, ou photographiées par Atget dans laZone, sont touchantes car elles expriment aussi la fragilité de leurs propriétaires


L'exposition s'achève par le spectre du nazisme, qui plane sur une série de toiles un peu laides de l'Avant Gardiste Otto Mueller, dont les portraits de tsiganes des balkans n'avaient pas beaucoup plus aux organisateurs de l'exposition sur l'Art Dégéneré. Certains sont toujours prêts à sortir leur revolver quand ils entendent le mot culture. Restons vigilants.

Je trouve Goebbels très sévère avec ce tableau

Il est donc temps de rendre un hommage vibrant aux Bohémiens en prenant un ticket pour cette exposition. Si vous êtes chômeurs  c'est gratuit. De mon côté, je vais aller vivre la vie de Bohème en allant dérober quelques kilomètres de câbles en cuivre au bord d'une voie ferrée. Et pourquoi ne pas estropier un petit enfant pour le faire danser à Châtelet Les Halles ? Ce serait pour le moins politiquement incorrect.

Et de votre côté, réfléchissez un peu. Si vous avez lu ce texte, c'est que vous êtes un bobo. Bourgeois – bohème ! Quelle étrange idée d'accoler ces deux mots antagonistes !

Bonne chance.

1 commentaire:

  1. article très tendancieux : je trouve le XVe très sympa (enfin, j'essaye).

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