Au milieu de l’Atlantique, il
existe une terre volcanique, isolée, enfouie dans les nuages, un paradis perdu
à la végétation luxuriante. Tropicales mais tempérées, couvertes de fougères,
de sapins et de vaches laitières, les Iles des Acores sont la synthèse
inattendue entre la Creuse et Jurassic Park. Un petit jardin aux doux reliefs
entre Lisbonne et Terre Neuve, un balcon vert sur l’océan aux perspectives infinies. Les routes bordées d’hortensias en
fleurs mènent à des lacs volcaniques limpides, des chutes d’eau cachées par la
jungle épaisse, des pics érodés par la pluie et le Gulf Stream. Parfois, une
parabole géante au milieu des pâturages vient me rappeler la présence d’une
base aérienne de l’OTAN : héritage de la chasse aux U-Boote menée par les
Alliés dans ce secteur maudit de l’Atlantique Nord. A l’aéroport de Ponta
Delgada, les Airbus de la SATA s’arrachent à regret au tarmac, et frôlent d'une aile la cathédrale coloniale. En 1949, le boxeur Marcel Cerdan,
compagnon d’Edith Piaf, et la violoniste Ginette Neveu ont trouvé la mort dans
un Lockeed Constellation en route pour New York, juste au dessus, sur le volcan
– le pilote avait mal géré le brouillard.
C’est le bon endroit pour
s’oublier, et planter le décor d’une expérience sentimentale amusante. J’adore
me prendre des râteaux à l’étranger, dans des endroits exotiques de
préférence : c’est plus pittoresque. Avant, c’était à Elseneur,
à la sortie d’un concert de Philip Glass dans un ancien chantier naval. On entendait du saxophone et du synthé dissonant, tandis que les tankers russes passaient l’Øresund. Elle s’appelait Lea, elle était danoise, belle
et lumineuse d’intelligence. Elle avait chassé mes baisers d’un grand éclat de
rire : « ah, vous les Français, tous les mêmes ! ». Je suis
donc le latino de service ? Cela dit, une personne sur deux ici me prenait
pour un Rital. Shakespeare avait raison : il y a quelque chose de pourri
au royaume de Danemark. Dans sa vieille forteresse aux canons désarmés pointés
sur Helsingborg et l’orgueilleux Suédois désormais neutre, Hamlet devait bien
se moquer de moi : un râteau après 6 heures de musique minimaliste ! Vanité. J'aurais dû tenter dès la troisième heure. A Copenhague, j’ai dîné
dans un restaurant de fusion food conceptuelle néo nordique, écouté du jazz
danois, puis je me suis fait dépouiller par des réfugiés syriens, une prostituée
a presque essayé de me violer derrière la gare et j’ai expérimenté une gueule
de bois au milieu des coureurs d’un Marathon, avant de dormir en attendant mon avion dans un parc
connu comme le rendez-vous gay de la ville – je l’ai appris ensuite. A
part la tombe de Kierkegaard et le tataki de thon rouge, je n’ai rien regretté en arrivant à l'aéroport.
Après la Baltique, j’ai misé sur
l’Atlantique. Dans les Açores, j’avais loué une cabane waldenienne cachée dans la forêt, au fond d’un jardin luxuriant. Le matin, je prenais le petit déjeuner sur la
terrasse, face aux pins effilés, au tronc presque rose - des cryptomeria du japon, disait notre hôte. Pas d’horizon, pas de
bruit, juste elle et moi, le chant des oiseaux et Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, qui orientalisait doucement dans l'enceinte Bluetooth sur la table
en tek.
La maison est assez cosy, un mélange de design Habitat et de relais de chasse solognot. Elle a pris sa chambre à l’étage. Elle se promène dans la maison d’un pas
léger. Ca s’annonce pas mal, elle
me regarde, elle rit vaguement à mes blagues, elle plaisante : je ne sais pas encore si ses
attentions sont une vague camaraderie estivale, ou une Invitation à la Danse.
Jeune actrice, elle
ne se maquille pas, elle s’habille peu : elle ne
cherche pas à me plaire. Mais elle ne peut pas dissimuler sa beauté insolente. Elle me toise sans le vouloir du haut de ses 25 ans : elle est a peu près irrésistible, en a-t-elle conscience ? Elle chantonne dans la salle de bains, d'une voix mélodieuse. J’ai beau essayer de me concentrer sur Rimsky-Korsakov,
je ne vois que ses petits pieds vernis de noir, la courbe de ses seins,
son visage fin, ses yeux en amande impertinents avec un brin de folie. Candide ? Indomptable. Sous son épaisse chevelure, sa peau laiteuse est légèrement hâlée par nos randonnées quotidiennes. Mein Gott.
Dans la voiture, elle éclate de
rire, me raconte ses aventures avec des acteurs, des anecdotes de drague avec ses ex, ce qui m’emplit d’une
fureur supplémentaire, et d’une vague de désir irrépressible – elle respire la noblesse, mais aime choquer le bourgeois avec des histoires un peu crues – au delà de la frustration intense, je tente d'y voir un piment relatif pour nos conversation routières. Ah ! Son humour scandaleux par intervalles, un sens de la formule à géométrie variable, sa capacité à clore chaque débat sur un bon mot définitif, provocateur et toujours surprenant. Par exemple avec ce nouveau mot de la "Gen Y" : Lollilol. Elle me plaît, Elle est créative, cultivée, et un peu folle. Je pourrais toujours essayer de lui chercher des défauts, ce serait inutile, c’est trop tard. Merde.
Elle déclame du Phèdre aussi sur la route. Je m’accroche au volant, j’appuie sur l’accélérateur et
je fixe l’Atlantique en pensant très fort à ma tête posée sur ses seins – en ce
moment précis, j’aimerais être la ceinture de sécurité qui presse son décolleté
si fort, au bord de l’explosion. L’habitacle de la Clio de location est décidément
trop petit pour nous deux, et le Rap Portugais qui passe sur radio Altlantida
n’arrange rien à mon mal de tête. Saviez-vous que les Acores sont certainement
la partie émergée de l’Atlantide?
Le soir, quand les sapins forment une muraille sombre autour de notre cabane pour hipsters, on regarde des films de qualité variable. Elle fait sa veille
concurrentielle sur les actrices du moment – pour moi, surtout, c’est l’occasion
de me coller à elle sur le canapé en mode Michel Blanc. Un plaid est posé sur nos jambes, mon petit laptop fait office de Silver Screen, Elle porte ses lunettes papillon qui lui donnent des faux
airs de stagiaire sexy chez les Mad Men, et un peu de rouge à lèvres. C’est le moment que je choisis pour un lancer de bras fébrile mais digne et une tentative de baiser ; comparable au crash de Ténérife (1977, collision
entre deux Jumbo Jet, 583 morts). Je réalise alors que le film de la soirée, où
Guillaume Galienne déglingue une Adèle Exarchopoulos amorphe dans des parloirs
de prison sales, était un peu anxiogène pour planter un décor de
séduction. Un râteau, mais avec panache. Et après tout, on reste potes. Les amies, c'est celles qu'on a pas pu ou pas voulu séduire, et qu'on trouve suffisamment intelligentes pour continuer à les fréquenter.
Quel est donc son homme idéal ? Entre deux steaks de thon rôtis, le premier nom qu’elle
me lâche, c’est Ryan Gosling. Là, je comprends que je n’avais ni la mâchoire carrée du gars, ni des abdos d’acier, ni ce côté vaguement
ténébreux quand il fend les ténèbres de Los Angeles, un cure-dents dans la
bouche, au volant d’une Corvette tunée, sur fond d'électro Kavinsky.
Elle vise un peu haut sur ce coup – faut pas
exagérer. Alors, au fil de la conversation, je découvre que ce qui lui plait
vraiment, ce sont les chanteurs barbus, les écrivains, bref, les créatifs.
Elle est un peu capricieuse aussi. Je la
mitraille pour mon Instagram, elle se
prête au jeu de bonne grâce. A travers les filtres bleutés de mon Iphone 6, en scène au bord d’un lac, dans un hôtel abandonné, mimant une statue
antique… Je n’ai jamais autant aimé ajuster le contraste de mon écran. En
rentrant à la cabane, je lui offre « Un Balcon en Forêt » de Julien Gracq, une histoire d’amour torride entre un colonel sentimental et une beauté mystérieuse de la clairière. Le gradé trompe l'ennui en faisant une quantité de sexe considérable dans une maison forte maquillée en chalet, caché par les noires forêts de sapin ardennaises. Ah mais comment ne pas percevoir le subtil message qui passe à travers ce livre. Gracq reste sur la table du salon, et elle répète sa réplique de Roberto Zucco :
une diatribe chantant le dégoût des hommes et leurs désirs bestiaux.
La maison forte a cédé aux premiers obus de la drôle de guerre. Mais cela, Gracq ne l'a jamais raconté.
Mes sens m’aveuglent, j'essaie de rester rationnel et pourtant... je werthérise à bloc, je bovarise un max, je me
retourne dans mon lit en relisant la fiche Wikipedia du crash du Constellation de Cerdan et mes articles favoris sur la Bataille de Koursk, le siège de Kaliningrad et l'annexion de la Crimée. Mais je viens de fertiliser un peu plus le cimetière des affinités asymétriques – un père Lachaise en friche, envahi
par les hautes fougères des Acores.
A Ponta Delgada, nous sommes
logés par Estevao, un vieil aristo portugais, issu de la plus grande
famille de l’île : d’anciens planteurs d’oranges, devenus hôteliers de
fortune sur AirBnb. Dans un français livresque et suranné, il nous fait visiter
son palais baroque, et exhibe les reliques de sa famille : blasons, uniformes,
fusils rouillés, un fiacre rempli de planches de surf, de vieilles éditions
de Balzac et Bernanos, un portrait du Bragance moustachu qui devrait régner en
2016 sur le Portugal si rien n'avait changé – dans un clin d’œil royaliste, il nous glisse que sa
famille n’a pas vraiment soutenu les libéraux pendant la guerre civile du XIXème siècle… Sacré Estevao, vieux Guépard des Acores !
Il nous présente son vieux cheval, Omar, qui l’aurait mené spontanément, une nuit, aux rives du Lagoa do Fogo, volcanique et vert ténébreux – Heart of Darkness. Je le crois sur
parole. Elle promet à Estevao, peu indifférent à ses charmes, qu’elle reviendra jouer
Phèdre dans son palais, avec une entrée triomphale sur son cheval. Vision épique.
Le jardin d’Estevao est coquet : buis taillés à la française sur un lit de pierres volcaniques, une fontaine envahie par les
grenouilles et quelques bancs de pierre. Le soir venu, je sirote un vin rouge du Douro, je fixe les
étoiles, et je médite cette
phrase de Goethe : « l’éternel féminin nous sauve et nous
élève ». Lollilol.