samedi 7 octobre 2017

Souvenir de Chypre





Dès l'atterissage à Paphos, je suis de mauvaise humeur. J'arrive de Grèce où il pleuvait des trombes d'eau, noyant la riviera athénienne, Vouliagmeni d'habitude si chic dans ses calanques, transformée en rivières boueuses. Les 4X4 avaient beau ralentir, ils me projetaient au visage cette eau grise au bord de ma rue sans trottoir, quand j'allais serviette à la main me baigner dans le lac salé où de petits poissons venaient me picorer les pieds.

Le vol Ryanair n'était pas si inconfortable, soleil couchant sur la mer Egee, jambes étendues près de l'issue de secours. Mais à Paphos Airport le loueur se fait attendre, finalement le verdict tombe, c'est une automatique, bien défoncée, et le volant est à droite. Damn it ! J'avais oublié qu'on roulait à gauche ici. Les anglais ont semé le chaos ici, non contents de laisser derrière eux une ile divisée parcourue par un no-man's land de l'ONU et de détenir des bases militaires un peu partout, il va falloir que j'apprenne à prendre les ronds points à l'envers. Je me concentre pourtant, la nuit est noire, mais évidemment j'attaque le premier rond point à contresens, klaxons, appels de phares, et je me dirige vers Paphos pour la première nuit, dans un resort lamentable pour anglais obèses. L'hôtel est laid et bon marché, avec une vue imprenable sur la route nationale, j'essaie de charger mon téléphone, et la sanction est sans appel, une prise anglaise à la con, avec trois trous ! J'ai l'air d'un imbécile. Les anglais ont semé le chaos partout.

Grecque, romaine, turque, byzantine, Chypre ne s'était pas si mal sortie des siècles et des confrontations. Ile natale d'Aphrodite, c'est ici qu'Othello le maure taciturne a tué sa belle Desdemone d'une main jalouse. Au milieu du XXème siècle, c'était encore le seul endroit où Grecs et Turcs vivaient ensemble comme des voisins un peu turbulents. Mais les anglais avaient récupéré l'île, ils ont divisé pour mieux régner, et à leur départ, évidemment, putsch des Grecs, intervention des Turcs qui occupent le Nord en 1974, 38% de l'ïle, opération Attila, et au milieu comme une balafre court la zone tampon de l'ONU, no man's land couvert de mines et de barbelés. Une DMZ bien étrange. A Nicosie, je franchis un premier checkpoint chypriote, et je me retrouve dans une sorte de terra nullius où des diplomates sirotent tranquillement des cafés latté avec leur voitures immatriculées UN, au milieu de maisons abandonnées depuis 40 ans. Interdiction totale d'y pénétrer, sauf pour des instagrammeurs hardis comme votre serviteur. Maisons de maitre éventrées, aéroport de Nicosie envahi par les herbes folles, avions qui rouillent sur le tarmac et ne décolleront plus jamais... De l'autre côté, le checkpoint turc, repeint à neuf, ne demande qu'à tamponner mon passeport et me faire basculer dans une autre civilisation, celle de Soliman et d'Atatürk.

Je préfère mon hôtel-spa dans les collines proches de Paphos où je sirote des bières roumaines en pensant à mon prochain sauna. Je lis les Citrons Amers de Durrell, un amoureux de l'île, de toutes ces iles bénies de Corfou à Rhodes, qui pourtant derrière son philhellenisme décoratif cache un brin de condescendance toute britannique pour ses hôtes. A Nicosie toujours, j'arpente la ville, ses petites rues chaotiques qui mènent à des impasses gardées par des militaires, et des sacs de sable empilés avec des meurtrières pour tirer, théoriquement, sur le méchant turc. Le tocsin des églises orthodoxes est couvert par le chant du muezzin, à seulement 100 mètres d'ici. Pourtant, la situation n'est pas si tendue... passer de "l'autre côté" ne demande que quelques minutes. A deux pas des sacs de sable de l'armée et des barbelés, on trouve des bars branchés et une jeunesse chypriote insouciante. La partie turque de Nicosie est encore plus belle et ne manque pas de pittoresque : ruelles médiévales, cathérale convertie en mosquée, casinos et semi-bordels, magasins de montres et de parfums...  en fait, cette partition a de plus en plus d'opposants, et les anciens ennemis ne se détestent plus tellement. Tout le monde est fatigué par cette absurdité géopolitique, sauf peut être les Russes qui trouvent côté grec soleil et refuge pour leur argent louche, et les Turcs du continent qui viennent s'éclater dans les casinos. Le conflit est figé car Ankara en fait une question de principe pour contrarier la Grèce et l'UE.

Je repasse la frontière et sur la rue Ledras, je tombe sur Savvas, un intellectuel et éditeur chypriote, qui me déclare pourtant son désarroi et son dépit. "Ils ont osé graver ce drapeau turc géant sur notre montagne, le Pentadaktylos" ; "tous les matins, en me levant, je vois cet immense drapeau sur la montagne de l'autre côté, et cela me donne des troubles pyschologiques" ! Le pentadaktylos, la montagne aux cinq doigts, qui surplombe Kyrenia maintenant nommée Girne, ermitage de Durrrell et de ses citrons amers. Je comprends son énervement. Mais je sais qu'au fond les jeunes chypriotes ne demandent qu'à se réunir, et que seuls les vieux irréductibles des deux côtés gardent de la rancoeur pour les villages abandonnés, les mosquées expulsées, les monastères transformés en dépots d'armes, Varosha, version locale de la Baule, devenue ville fantôme, Tchernobyl balnéaire seulement patrouillé par quelques soldats turcs et photographes en mal de sensations. Dans les rues adjacentes, on trouve de tout, des librairies riches de gravures et cartes, des restaurants bon marché, et des bars à entraîneuses. Toute la faune nocturne dont rêve un voyageur solitaire.

Le lendemain, je franchis une fois de plus le no man's land, et un taxi turc me mène à Ercan, l'aéroport de la partie Nord, non reconnue par la communuaté internationale. Si mon vol se crashe, je ne serai pas indemisé, et aucun avion ne peut se poser ici sans avoir fait un "touchdown" en Turquie. Je passe devant le drapeau rouge et blanc géant tracé sur le mont pierreux : je ne sais pas si je dois le trouver beau ou injurieux dans sa grandiloquence patriotique. Mon Airbus m'attend, direction Istanbul. Je dis au revoir au flamboyant Savvas et à ses chimères patriotes, et j'espère que les ennemis se tendront la main, au delà des blessures du passé, quand sera venu le temps de l'oubli et du pardon.

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