dimanche 24 septembre 2017

Souvenirs de Crimée




La Crimée est à nous. Krim Nach ! C’est le cri poussé par les séparatistes pro-russes, accueillant en 2014 les petits hommes verts, ces soldats sans insignes de Poutine annexant sans tirer un coup de feu la péninsule, la rattachant à la « mère patrie », mettant échec et mat l’OTAN et l’Euromaïdan de Kiev. Le cadeau de Krouchtchev à la république fédérée d'Ukraine est repris d'une main ferme et avare.

Krim Nach ! C’est aussi le cri que j’ai poussé avec mon ami Marin, quand notre avion s’est posé à Simferopol, après des retrouvailles chaleureuses dans l’aéroport Domodedovo de Moscou. A cause des sanctions internationales, les avions ne viennent plus que de la mère patrie, et tout visiteur doté d’un visa Russe peut être poursuivi devant un tribunal ukrainien. A cause des sanctions aussi, pas de téléphone mobile, et dès la location de la voiture, le ton est donné : nous retrouvons un intermédiaire louche dans un HLM soviétique coincé entre l’aéroport et la centrale électrique. Au mur, un calendrier de Staline, des photos de la marine russe et un poster anti-Obama. La transaction est garantie par la « Standart Vodka Bank ». Ambiance.

A Simferopol, laide capitale provinciale, nous descendons à l’hôtel Ukraina, gardé par un homme armé, le seul correspondant à peu près à un trois étoiles local. Dans les rues ternes, se détachent les drapeaux de Rossiya Edina, le parti de Poutine, et son ours surmonté des trois couleurs de la grande Russie. Entre l’inévitable palais de la culture et les fausses isbas, restos pour touristes égarés, nous échouons dans un karaoké-chicha. Ici l’art du karaoké est poussé à son paroxysme, c’est le sport national, on descend des shots de Krimshy Cognac, pas si mauvais, sur d’immenses canapés en skaï, tandis qu’un russe éméché entouré de deux beautés qui pourraient être ses filles entonne Adamo, oui Adamo, dans un français parfait. Manifestement cet homme est surentraîné et plait beaucoup aux femmes.

La grande route du Sud est parsemée de villages tatars et de grands « billboards » à la gloire de Poutine, protecteur de la patrie. Poutine face à la Mer Noire, en lunettes pilote et chemise ouverte, affirmant son amour pour cette petite péninsule, cette russie méridionale qui revient enfin dans le giron du Kremlin. Des posters de Pierre le Grand aussi, et Catherine la Grande, qui a soufflé la région aux Khans tatars. Staline a fini le boulot en les déportant tous, accusés de collaboration avec les nazis en pendant la seconde guerre mondiale. Nous stoppons à Bachkisarai, le palais des Khans, dernière relique de cet orient rêvé par les poètes et peintres russes. Car la Crimée est pour eux un mélange de Provence et de Turquie, dans un pays de Sibéries et de toundra. Délicieux contraste. Devant la « fontaine des larmes » de Bachkisarai, deux belles russes font des selfies, se cambrant d'un air poseur, et je pense à ce sonnet de Pouchkine :

Quittant le Nord, laissant des fêtes, Me trouvant à Bakchisarai, / J'entrai dans les salles muettes

Et dans les jardins du sérail. J'errai là même où le Tartare, Fléau des peuples, odieux, Jouissait de délices rares / Après des combats furieux.

(...)La volupté sommeille enclose / En ce palais, en ces jardins, / Parmi les clairs jets d'eau, les roses, Les ceps alourdis de raisins.

(...)Où sont les Khans et leurs harems ? / Tout semble triste et calme ici./ Je vois un fantôme imprécis, /Qu'évoquent le parfum des rose / Et le murmure des jets d'eau,

Belle, irrésistible, fatale .../ Est-ce ton esprit rayonnant, O Marie ? Est-ce toi, Zarème,/ Ardente et jalouse à l'extrème,/ Et qui dans ce lieu fascinant / Fut mise à mort en châtiment ?

L'âme de Pouckine plane encore ici. Direction Sébastopol, la base navale russe. Un mélange de Marseille et de Toulon, ville héroïque plusieurs fois détruite et conquise, aujourd’hui point d’ancrage de la grande flotte du Sud, immaculée et fraîchement repeinte. Des Sukhoi survolent les calanques en signe d’avertissement. Des dizaines de destroyers et sous-marins sont alignés sur les docks. On se prend en photo avec la police militaire navale, le musée militaire nous dévoile ce passé de luttes et de sièges, de charges de cavaleries, obus, torpilles et drapeaux à l’appui. Aujourd’hui encore Sebastopol a un œil tourné vers le Bosphore et la Méditerranée : les mers chaudes que la Russie a toujours voulu approcher et dominer. A Balaklava, une ancienne base de sous marins soviétiques accueille désormais une marina chic et des myriades de restaurants cheap, des magasins de souvenirs qui vendent tous T-Shirts, serviettes de plages, mugs et autocollants à la gloire de Poutine. Les goodies du Tsar.



   Isaac Levitan, dans les montagnes de Crimée, 1886


Ivan Aivazovski, Pouchkine en Crimée près des rochers de Gourzouf, 1880

La route serpente sur la côte, dans les vignes, sous les immenses falaises blanches qui tombent dans la Mer Noire. Ici à Foros, Gorbatchev fut retenu dans sa datcha par les Putschistes. Un biker met les gaz devant une église orthodoxe reluisante et dorée. Les montagnes sont mystérieuses ici, couvertes d’épaisses forêts, elles couronnent cette riviera russe qui ressemble étrangement à nos Alpes Maritimes. Beaucoup de peintres y trouvèrent l’inspiration du Sud, leur Sud : paysages brumeux de l’impressioniste Levitan, marines d’Aivazovski, rêveuses, agitées, solaires. Cette région est chargée d’imaginaires, héritage des occupants successifs : barbares cimmériens, grecs pontiques de l’antique Tauride, vénitiens, génois, tatars et russes. Tous se sont laissés bercer par cette petite méditerranée à la limite des steppes. Beaucoup de soldats ont trouvé la mort aussi, pendant la terrible guerre de Crimée du XIXème et le siège de Sebastopol de 1942.



Yalta, enfin. Le palais de Livadia, blanc immaculé dans ses jardins, à peine habité par Nicolas II victime de sa malédiction, accueillit la conférence des vainqueurs alliés : des statues en cire de Churchill, Roosevelt et Staline viennent nous rappeller le difficile accord « d’un cigare, d’une cigarette et d’une pipe ». Il ne manquait que De Gaulle ; mon ami Marin est son sosie, du haut de ses 2 mètres, avec sa voix profonde et sa grandeur d’âme. La côte nous dévoile ses tresors : palais néogothiques dominant la mer, nids d'aigle princiers, datchas aristocratiques, ermitages d’artistes,  maison de Tchekhov. Ici le grand dramaturge écrivait ses pièces et tenait salon, Chaliapine venait chanter des airs d'opéra, Rachmaninov l’accompagnait au piano. Réminiscences de l’ancienne villégiature des privilégiés, devenue soleil des soviétiques. Les barres de béton ont repris le dessus, anciens sanatoriums, immense masse de l’hotel Intourist, mégalithe de 500 mètres posé sur les pentes boisées de pins.

Yalta est maintenant l’Ibiza russe, une station balnéaire populaire et agitée. Nous sommes les seuls européens, mais après tout cette Russie est peut être européenne! Boulevard Lenine, des filles court vêtues rabattent pour les night clubs locaux. Au pied de l’Intourist, un immense club "lounge" en plein air dévoile ses beautés slaves dorées au soleil, sous le regard jaloux de drageurs éméchés. Rencontrée au bar, la directrice du « strip club » de l’Intourist nous l’explique avec un aplomb imperturbable : avant, je m’occupais du club Mickey. Maintenant, c’est pareil au strip club, sauf que je m’occupe de grands enfants. J'encaisse son réalisme froid avec un regard songeur.

En rentrant à l’hôtel, le jour se lève, nous piquons une tête dans la piscine pour oublier le choc des mojitos en nombre. Un russe jovial et ivre vient se joindre à nous, à 7h du matin, bouteille de Krimsky Cognac à la main : « j’étais en train de boire dans ma chambre et je vous ai entendus ». Il me tend fraternellement la bouteille alors que je suis encore dans la piscine. Une dernière gorgée. Belle fin de soirée. Il est temps de partir, l’avion de Moscou nous attend. Krim nach !

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