lundi 18 septembre 2017

Les Aéroports


Pour beaucoup de raisons que j’ignore, j’ai toujours aimé les aéroports.

En fait je mens, j’ai quelques idées de ce qui me relie à ces immenses hangars à duty free qui sentent le kérosène et la sueur de passager asiatique masquée par les effluves de parfum en promotion. Les aéroports ne sont pas, contrairement à ce que pensent les esprits chagrins, des chambres de torture par l’attente ou la seule alternative à l’ennui des correspondances serait de dévorer compulsivement des Haribos en lisant le dernier rapport économique sur l’Indonésie dans the Economist, le regard louchant vaguement sur les biélorusses nubiles qui défilent lascivement sur les LCD géants de la boutique Victoria’s Secret à côté d’une Nathalie Portman Miss Dior Cherie rosie par Photoshop qui exsude l’odor di Femina et le sexe facile dans une suite mal aérée du Crillon. Si votre copine vous interroge, vous étiez en train de méditer sur la pub HSBC juste à côté, et son message globish si profond : « L’idéogramme chinois pour « crise » signifie aussi « opportunité ». Va expliquer ça à Hénin-Beaumont et dans les quartiers Nord de Marseille, ducon.

Les aéroports me fascinent car j’y suis partout et nulle part. Partout, c’est-à-dire dans l’attente d’un envol potentiel pour le monde entier, Gdansk ou Vérone, Olso ou Singapour, Hobart ou Honolulu, Zurich ou Santiago. Partout où un jetliner pourrait poser ses roues et débarquer mon esprit qui ne tient pas en place. Nulle part aussi, dans ce no man’s land juridique où passé le security check, je quitte un pays pour une terra incognita où seuls règnent les escalators, les cartouches de cigarettes, caisses de Veuve Cliquot et bouteilles de Porto, un endroit ou le temps et l’espace semblent amortis comme mes pas sur la moquette, où personne ne reste jamais plus de trois heures, à part les apatrides et les agents d’entretien.

J’aime les aéroports, car j’aime les avions, ces grandes carcasses de métal rivetées au fuselage un peu pataud, ces immenses bombonnes pressurisées qui par le miracle de la mécanique s’élancent sur la piste et m’expédient au royaume du Vent, dans le dernier endroit au monde où Homo Sapiens devrait se trouver, par moins 50 degrés à 900 kilomètres/heure, sans oxygène, en train de siroter blotti sur mon hublot, siège 5D, mon troisième jus de tomate, le regard perdu entre le ciel bleu métal et la mer de nuages. 

L’aile vibre sous l’effet des turbulences, le plastique craque, j’entends le « dong » étouffé mais rassurant, m’invitant à serrer ma ceinture, c’est le moment de faire un Instagram des Alpes qui défilent sous mes pieds. Puis les Grands Lacs, Bellagio et Stresa perdues dans les brumes, Bergame, la lagune de Venise et le grand Canal qui serpente la sérénissime, l’aride karst Slovène, le Golfe de Corinthe qui reflète le soleil, le Bleu de la mer Egee, plus profond que celui du ciel. Pour celui qui aime les cartes, un vol est comme un atlas vivant – pour peu que le temps le permette ! Un autre vol m’a dévoilé comme un Dieu les crêtes des montagnes corses où j’ai tant contemplé et souffert, sur l’austère GR 20, avant de piquer sur la Sicile et de me poser au milieu des salines de Trapani. Ce Beauvais-Palerme m’a coûté le prix d’un kebab place de Clichy – le domaine des cieux n’appartient plus à une aristocratie ailée.

J’aime les aéroports car j’aime le Toblerone, cette métaphore triangulaire de la Suisse, et ses mini Cervins comestibles que je m’enfile en salle d’embarquement en me disant que, oui, la prochaine fois j’en achèterai un autre pour mes collègues de bureau. Le Toblerone est définitivement un truc d’aéroport. Le simple acte de voler est une incitation à consommer du Toblerone, et réciproquement. Ces lingots dorés trônent ici par piles entières, comme si la Suisse avait pour un instant renoncé à son or suspect pour le transformer en nougat chocolaté, et nous l’offrir aux quatre coins du monde, dans chaque endroit où s’imprime une carte d’embarquement. 

J’aime les aéroports car je n’y suis pas moi-même ; je suis déjà parti. Un Lysanxia sous la langue, la Septième de Beethoven dans mes écouteurs, j’entends à peine sa sublime danse dionysiaque qu’il faut y aller, les passagers s’alignent au comptoir, Sky Priority. Bientôt le bus du tarmac, le sourire standard de l’hôtesse et ses consignes de sécurité machinales, j’entendrai le tonnerre des réacteurs émoussé par les boules Quies, bientôt moi aussi je m’envolerai vers un ailleurs que je ne désire pas tant.


Car ce que j’aime, c’est voler au hublot. Avec mon Toblerone.

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