La Crimée est à nous. Krim Nach ! C’est le cri
poussé par les séparatistes pro-russes, accueillant en 2014 les petits hommes
verts, ces soldats sans insignes de Poutine annexant sans tirer un coup de
feu la péninsule, la rattachant à la « mère patrie », mettant échec
et mat l’OTAN et l’Euromaïdan de Kiev. Le cadeau de Krouchtchev à la république fédérée d'Ukraine est repris d'une main ferme et avare.
Krim Nach ! C’est aussi le cri que j’ai poussé avec
mon ami Marin, quand notre avion s’est posé à Simferopol, après des
retrouvailles chaleureuses dans l’aéroport Domodedovo de Moscou. A cause des
sanctions internationales, les avions ne viennent plus que de la mère patrie,
et tout visiteur doté d’un visa Russe peut être poursuivi devant un tribunal
ukrainien. A cause des sanctions aussi, pas de téléphone mobile, et dès la
location de la voiture, le ton est donné : nous retrouvons un intermédiaire
louche dans un HLM soviétique coincé entre l’aéroport et la centrale électrique.
Au mur, un calendrier de Staline, des photos de la marine russe et un poster
anti-Obama. La transaction est garantie par la « Standart Vodka Bank ».
Ambiance.
A Simferopol, laide capitale provinciale, nous descendons
à l’hôtel Ukraina, gardé par un homme armé, le seul correspondant à peu près à
un trois étoiles local. Dans les rues ternes, se détachent les drapeaux de
Rossiya Edina, le parti de Poutine, et son ours surmonté des trois couleurs de
la grande Russie. Entre l’inévitable palais de la culture et les fausses isbas,
restos pour touristes égarés, nous échouons dans un karaoké-chicha. Ici l’art
du karaoké est poussé à son paroxysme, c’est le sport national, on descend des
shots de Krimshy Cognac, pas si mauvais, sur d’immenses canapés en skaï, tandis
qu’un russe éméché entouré de deux beautés qui pourraient être ses filles entonne Adamo, oui Adamo,
dans un français parfait. Manifestement cet homme est surentraîné et plait
beaucoup aux femmes.
La grande route du Sud est parsemée de villages tatars
et de grands « billboards » à la gloire de Poutine, protecteur de la
patrie. Poutine face à la Mer Noire, en lunettes pilote et chemise ouverte, affirmant
son amour pour cette petite péninsule, cette russie méridionale qui revient
enfin dans le giron du Kremlin. Des posters de Pierre le Grand aussi, et Catherine
la Grande, qui a soufflé la région aux Khans tatars. Staline a fini le boulot
en les déportant tous, accusés de collaboration avec les nazis en pendant la
seconde guerre mondiale. Nous stoppons à Bachkisarai, le palais des Khans,
dernière relique de cet orient rêvé par les poètes et peintres russes. Car la
Crimée est pour eux un mélange de Provence et de Turquie, dans un pays de Sibéries et de toundra. Délicieux contraste. Devant la « fontaine des larmes » de
Bachkisarai, deux belles russes font des selfies, se cambrant d'un air poseur, et je pense à ce sonnet de
Pouchkine :
Quittant le Nord, laissant des fêtes, Me trouvant à
Bakchisarai, / J'entrai dans les salles muettes
Et dans les jardins du sérail. J'errai là même où le
Tartare, Fléau des peuples, odieux, Jouissait de délices rares / Après des
combats furieux.
(...)La volupté sommeille enclose / En ce palais, en ces
jardins, / Parmi les clairs jets d'eau, les roses, Les ceps alourdis de
raisins.
(...)Où sont les Khans et leurs harems ? / Tout semble
triste et calme ici./ Je vois un fantôme imprécis, /Qu'évoquent le parfum des
rose / Et le murmure des jets d'eau,
Belle, irrésistible, fatale .../ Est-ce ton esprit
rayonnant, O Marie ? Est-ce toi, Zarème,/ Ardente et jalouse à l'extrème,/ Et
qui dans ce lieu fascinant / Fut mise à mort en châtiment ?
L'âme de Pouckine plane encore ici. Direction Sébastopol, la base
navale russe. Un mélange de Marseille et de Toulon, ville héroïque plusieurs
fois détruite et conquise, aujourd’hui point d’ancrage de la grande flotte du Sud, immaculée et fraîchement repeinte. Des Sukhoi survolent les calanques en signe d’avertissement. Des dizaines de destroyers et sous-marins sont alignés sur les docks. On se
prend en photo avec la police militaire navale, le musée militaire nous dévoile
ce passé de luttes et de sièges, de charges de cavaleries, obus, torpilles et
drapeaux à l’appui. Aujourd’hui encore Sebastopol a un œil tourné vers le
Bosphore et la Méditerranée : les mers chaudes que la Russie a toujours
voulu approcher et dominer. A Balaklava, une ancienne base de sous marins
soviétiques accueille désormais une marina chic et des myriades de restaurants cheap, des magasins de souvenirs qui vendent tous T-Shirts, serviettes de
plages, mugs et autocollants à la gloire de Poutine. Les goodies du Tsar.
Isaac Levitan, dans les montagnes de Crimée, 1886
Ivan Aivazovski, Pouchkine en Crimée près des rochers de Gourzouf, 1880
La route serpente sur la côte, dans les vignes, sous les immenses falaises
blanches qui tombent dans la Mer Noire. Ici à Foros, Gorbatchev fut retenu dans
sa datcha par les Putschistes. Un biker met les gaz devant une église
orthodoxe reluisante et dorée. Les montagnes sont mystérieuses ici, couvertes d’épaisses
forêts, elles couronnent cette riviera russe qui ressemble étrangement à nos
Alpes Maritimes. Beaucoup de peintres y trouvèrent l’inspiration du Sud, leur
Sud : paysages brumeux de l’impressioniste Levitan, marines d’Aivazovski, rêveuses, agitées, solaires. Cette région est chargée d’imaginaires, héritage des occupants successifs : barbares cimmériens, grecs pontiques de l’antique
Tauride, vénitiens, génois, tatars et russes. Tous se sont laissés bercer par
cette petite méditerranée à la limite des steppes. Beaucoup de soldats ont
trouvé la mort aussi, pendant la terrible guerre de Crimée du XIXème et le
siège de Sebastopol de 1942.
Yalta, enfin. Le palais de Livadia, blanc immaculé dans ses
jardins, à peine habité par Nicolas II victime de sa malédiction, accueillit la
conférence des vainqueurs alliés : des statues en cire de Churchill, Roosevelt
et Staline viennent nous rappeller le difficile accord « d’un cigare, d’une
cigarette et d’une pipe ». Il ne manquait que De Gaulle ; mon ami Marin est son sosie, du haut de ses 2 mètres, avec sa voix profonde et sa
grandeur d’âme. La côte nous dévoile ses tresors : palais néogothiques dominant la mer, nids d'aigle princiers, datchas aristocratiques,
ermitages d’artistes, maison de Tchekhov. Ici le grand dramaturge
écrivait ses pièces et tenait salon, Chaliapine venait chanter des airs d'opéra, Rachmaninov l’accompagnait au piano. Réminiscences de l’ancienne villégiature des privilégiés, devenue soleil
des soviétiques. Les barres de béton ont repris le dessus, anciens sanatoriums,
immense masse de l’hotel Intourist, mégalithe de 500 mètres posé sur les pentes
boisées de pins.
Yalta est maintenant l’Ibiza russe, une station balnéaire
populaire et agitée. Nous sommes les seuls européens, mais après tout cette Russie est peut être européenne! Boulevard Lenine,
des filles court vêtues rabattent pour les night clubs locaux. Au pied de l’Intourist,
un immense club "lounge" en plein air dévoile ses beautés slaves dorées au soleil, sous
le regard jaloux de drageurs éméchés. Rencontrée au bar, la directrice du « strip
club » de l’Intourist nous l’explique avec un aplomb imperturbable :
avant, je m’occupais du club Mickey. Maintenant, c’est pareil au strip club,
sauf que je m’occupe de grands enfants. J'encaisse son réalisme froid avec un regard songeur.
En rentrant à l’hôtel, le jour se lève, nous piquons
une tête dans la piscine pour oublier le choc des mojitos en nombre. Un russe
jovial et ivre vient se joindre à nous, à 7h du matin, bouteille de Krimsky
Cognac à la main : « j’étais en train de boire dans ma chambre et je
vous ai entendus ». Il me tend fraternellement la bouteille alors que je suis encore dans
la piscine. Une dernière gorgée. Belle fin de soirée. Il est temps de partir, l’avion de Moscou nous attend. Krim nach !