La bande originale
C'était le pied, ma vie,
et maintenant je suis dans le métro. Ligne 13, la Punition Matinale.
Pas besoin de vous faire un dessin : 4 personnes par m², une
intimité bafouée, une violence psychologique malodorante de chaque
instant. Sous cet éclairage californien, la beauté des quidams
éclate : calvities naissantes, regards cernés, sourires
tartreux, Mephisto fatiguées, perfectos en Skaï. C'est le dernier
endroit où on porte encore des semelles en crèpe ! Un bastion
du Laid.
Le métro, on a abandonné son lit bien trop tôt pour ce truc. Chacun veut donc fuir dans sa bulle pour oublier ce sas de l'insupportable,
antichambre du Bureau, cette salle d'attente mobile et cahoteuse. La
fuite la plus simple, c'est la musique. On est tous les uns à côté
des autres, on branche son iPod et on regarde ailleurs, c'est à dire
nulle part. On enfile une mini Salle Pleyel sur les oreilles pour y
trouver le salut. Mais alors, comment ne pas être envahi par un
intense sentiment d'échec?
C'est vrai, la
technologie a mis le Sublime à portée d'écouteur de manière
suspecte. Tu peux prendre ta partout ta dose d'opium musical, mais le
shoot dure peu de temps, et la descente est très rapide. Les
premières mesures s'élancent, Play, tu es à peine envahi par un
Sentiment Océanique, et là tu pleures déjà la beauté profanée...
Car écouter la sonate
Appassionata de Beethoven sur la ligne 4, c'est comme manger un Kebab
dans la Sixtine, et s'essuyer les mains sur un Véronèse. C'est
comme une course de quad bourré dans les couloirs du Louvre, une
partie de bowling avec des œufs de Fabergé. Laissez moi
m'expliquer. Si vous prenez le troisième mouvement, tempetueux,
magistral,
la
colère
de
Beethoven
se déchaine,
Svatoslav
Richter
martèle
sur
le
clavier
cette lutte prométhéenne de
l'homme contre son
destin,
cette
mélancolie
contenue,
puissante,
virile
... un perpetuum mobile insensé, une course vers l'Abîme et
là, à la dernière mesure... « YUUUUUUUUUUUUUUUUUU -
Scklack - Ding » C'est le métro qui repart, et les portes
te claquent à la gueule. Tu t'accroches à la barre poisseuse pour
pas tomber, mais t'as quand même bousculé un connard qui trouve le
moyen de te punir en piétinant tes Bexley de cadre à 89€. Mais
qu'est devenu Beethoven ? C'est trop tard ; c'est un vieux Live : le public de Moscou est déjà en train
d'applaudir.
Alors tu zappes. Tiens.
Cette magnifique « Symphonie
Leningrad »,
la
Septième
de
Chostakovich,
crée en 1942 pour exalter la résistance contre les Allemands
pendant le siège de St Petersbourg. La préférée de tonton Staline. On dit
que la partition a été parachutée dans la ville en flammes, et que
la salle était sous les bombes pendant le concert. Valery Gergiev,
le colosse du Caucase à la baguette, et l'orchestre du Mariinski : sacré casting. Dans le jargon, on appelle ça un must. Pas de longs épanchements
névrotiques à la Mahler ; ici c'est efficace, de grandes mélodies
larges comme le fleuve Amour, des orages slaves ! Au milieu du
premier mouvement, voilà le « thème de l'invasion »,
cet ostinato jubilatoire qui ressemble tant au Boléro de Ravel. 22
mesures où la même marche, un thème désinvolte et ironique, est
répété inlassablement, toujours plus fort, pizzicati, hautbois,
vents, cuivres, cordes, caisse et tambours, jusqu'à l'explosion !
Merci Dimitri. On a envie de dégommer deux ou trois Messerschmidt à
l'occasion, et de trinquer à la Moskovskaya, na zdrovye. Mais non...
car...
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