La Bohème... C'est une
chanson galvaudée de crooner
arménien, évoquant la misérable vie pétrie d'espérance de
l'artiste fauché en quète de gloire, dans sa mansarde mal chauffée,
certes moins bedonnant que le bourgeois sous les moulures deux étages
plus bas, mais avec un modèle nu plus désirable dans son lit !
C'est une classe d'artistes marginaux, heureux et mélancoliques,
entre le rire et les larmes... c'est un mythe de l'art occidental né
en marge d'un XIXème siècle trop industriel, celui d'hommes libres
antisociaux, vivant hors des modes et des conventions, comme des
Bohémiens.
Gainsborough aurait lacéré cette toile, vert de rage |
L'ensemble de l'expo repose sur un mauvais usage du dictionnaire des synonymes, un lendemain de fête, à la réunion des Musées Nationaux : les "bohémiens" annonceraient en quelque sorte la vogue de la "bohème" artistique qui sévit chez nous depuis 200 ans. Cette affirmation est un peu osée : je ne vois pas du tout le lien entre les deux. Mais c'est pas grave parce que c'est marrant.
Les organisateurs nous lancent donc sur la route avec les roms, manouches, gitans, zingari, tsiganes, Egyptiens ou gipsies. Appellez les comme vous voulez, ces peuples chrétiens orthodoxes chassés par les ottomans ont déferlé dans l'Europe du XVème siècle, envahissant les toiles des artistes pour devenir un symbole de liberté, le pittoresque en plus. Dans les toiles de La Tour, De Vinci, Caravage, voleurs et diseuses de bonne aventure bernent les bourgeois imprudents. Quand l'errance de la Sainte Famille est assimilée à celle des gipsies, les vierges à l'enfant se couvrent de coiffes « égyptiennes » à larges bords, et vont avec Joseph, pieds nus sur le chemin. Des tuniques colorées, une peau halée, qui fascinent les peintres et effraient les autorités, prompts à condamner le diabolique attrait de la divination et des cartes.
Watch your back |
Une vision un peu idéalisée de ce peuple tour à tour esclave et bouffon du roi, éternel relégué, persécuté avant de connaître la Solution Finale. Le nazisme rôde d'ailleurs autour de l'exposition : il haissait tout autant le Tsigane comme sous-homme, et la vie de bohème de l'artiste dégénéré, star de l'expo de 1937. Chanteuse, danseuse, éternelle tentatrice portée par la mélodie suave du violon et de la flûte, la bohémienne devient un mythe littéraire et musical. Carmen, la cigarière andalouse, chante dans son envoutante habanera que l'amour est un oiseau rebelle, comme sa fière beauté. L'éblouissante Esmeralda est à la fois sensuelle et pure, séductrice et digne : elle danse devant Phoebus et se refuse à Frollo, qui aurait bien commis un péché pour l'occasion.
La
tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. (…)
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. (…)
(…)
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.
« Art de la liberté, liberté de l'art »
Le lien est fait une fois
de plus par mon idole, Franz Liszt, entre la fascination pour les
bohémiens, et la « vie de bohème » du XIXème siècle.
Je vous conseille de respecter le grand Franz. |
Son portrait nous
accueille à l'étage, dans une salle aménagée en chambre de bonne
aux murs délabrés. Le pianiste-errant, éternel nomade virtuose,
était lui même un hommage vivant à cette liberté infinie de
l'artiste, acclamé par les foules de villes en ville, partout chez
lui sans l'être nulle part, empereur à Saint Petersbourg, prince à
Paris, mais finalement simple troubadour amuseur des puissants. Il
écrira beaucoup sur cette condition ambiguë de l'artiste, et sur
« les
bohémiens et leur musique », auxquels il consacrera un
ouvrage, salué par Jankélévich.
Ses « Rhapsodies
Hongroises » compilent dans leur folie pianistique toute la
verve, toute la séduction des musiciens tsiganes rencontrés lors de
ses voyages. Bartok poursuivra ce travail ethnographique. Eloquentes
et séduisantes, tour à tour pathétiques et légères, diablement
drôles et épiques, ses Rhapsodies portent en elle l'ensemble
du geste lisztien, une étincelle de vie et de liberté. La
musique conquérante de Liszt rassemble toute la dynamique du
romantisme, un élan révolutionnaire prêt à tout renverser sur son
passage. Mais le romantisme, c'est aussi un culte de la mélancolie
et du suicide, celui
du Chatterton de Vigny, le désespoir d'une jeunesse nourrie aux
exploits Napoléoniens étouffée par les prètres et les notaires de
la Restauration, cette génération désabusée des Enfants du Siècle
de Musset, dont la Confession est un manifeste. Combien de jeunes
aristocrates européens se laisseront envahir par le doux poison du
Werther de Goethe, jusqu'à la mort ?
Un petit Xanax? |
Le jeune artiste dans son
atelier de Géricault nous jette un regard mortellement lassé, entre
un crâne poussiéreux et une palette sans ses couleurs. Nous le
laissons derrière nous pour pénétrer dans une évocation de la
« vie de bohème » artistique du XIXème siècle. Saluons
ici la brillante scénographie de Robert Carsen, metteur en scène
d'opéra, qui n'hésitera pas à présenter les toiles exposées sur
les chevalets d'un atelier d'artiste, ou au milieu des tables d'un
café de Montmartre.
Déception, espoir,
amertume, ironie, fière insouciance, la « bohème » est
une métaphore de la condition tsigane. C'est Balzac qui en donne la
première définition :
Ce
mot de Bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de tout ce
qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est
son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes
gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais
au-dessus du destin.
Viens par ici |
Je
m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot soudain devenait idéal;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!
Mon paletot soudain devenait idéal;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!
Mon
unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Un passage optimiste
retrace la Bohème galante, symbolisée par la Rêverie de Charles
Amable Renoir.
Quelle fraîcheur
dégage ce jeune couple, et quelle douce espérance ! Les scènes
de la Vie de Bohème de Murger inspirent à Puccini son Opéra La Bohème, une évocation touchante de la condition d'artiste. Les
décors de l'opéra sont exposés.
Par
la voix suave de la Callas, Mimi la couturière se dévoile à
Rodolpho le poète : « Mi chiamano Mimi ». Quand
des scènes drolatiques mettent en scène le peintre, le poète et le
philosophe faisant boire leur propriétaire pour ne pas payer le
loyer, on ne peut pas s'empêcher de penser aux scènes de
bouffonerie du Moulin Rouge de Baz Luhrmann.
Spectacular Spectacular |
Sur le mur d'en face,
la misère de l'artiste est symbolisée par la paire de chaussures la
plus célèbre de l'histoire de l'art, les Souliers de Van Gogh.
Abondamment commentées par Heidegger, dans son Origine de l'oeuvre
d'art, ces deux godillots crottés valent bien plus que leur simple
représentation : ils sont un puissant symbole de la condition
de ceux qui les portent.
« Dans l’obscure
intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du
labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la
lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons
toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est
marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles
s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le
soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la
terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus
d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal ».
Ceci n'est pas une paire de chaussures (regardez bien) |
Heidegger
y voyait donc des sabots de paysanne ; le critique d'art Shapiro
est entré dans la controverse en soutenant au contraire qu'il s'agit
des chaussures du peintre, des chaussures bien urbaines. Que sont ces
chaussures au fond : une apparaition fantomatique, une
inquiétante étrangeté ? Derrida siffle la fin du match :
elles sont support anonyme, vidé d'un sujet absent. En gros, elles
ne siginifient rien, et font parler les curieux. Le tableau rappelle
aussi que quand on était pauvre, il fallait marcher, et user ses
souliers. Et que l'artiste est déjà Sur la Route, comme Kerouac
après lui, car la beat generation est une nouvelle Bohème. La vidéo-teaser de l'expo nous le rappelle avec humour.
Enfin
l'exposition devient pittoresque, et aborde le versant sympa de la
Bohème qu'étaient venus chercher les touristes américains en
arrivant de Roissy, et vous aussi, petits paresseux: l'ambiance des
cafés de la butte Montmartre ! On retrouve Picasso, Appolinaire
et Modigliani se rincant l'oeil au Moulin de la Galette, sifflant des
bocks au Lapin Agile, et Aristide Bruant fait la promo du chat noir.
L'absinthe
de Degas rappelle que la fée verte faisait des ravages. Verlaine
finira indigent, le cerveau grillé. Erik Satie esquisse une
Gymnopedie, et je m'enfuis de cette salle, car comme tous les snobs,
je n'aime pas beaucoup les impressionnistes, et encore moins le
kitsch rockwellien qu'est devenu Montmartre. Je me refuse donc à
traiter ce qui devrait pourtant faire l'objet de ce post de blog.
Zone d'accueil des nouveaux arrivants |
L'exposition s'achève par le spectre du
nazisme, qui plane sur une série de toiles un peu laides de l'Avant
Gardiste Otto Mueller, dont les portraits de tsiganes des balkans
n'avaient pas beaucoup plus aux organisateurs de l'exposition sur
l'Art Dégéneré. Certains sont toujours prêts à sortir leur revolver quand ils entendent le mot culture. Restons vigilants.
Je trouve Goebbels très sévère avec ce tableau |
Il est donc temps de
rendre un hommage vibrant aux Bohémiens en prenant un ticket pour
cette exposition. Si vous êtes chômeurs c'est gratuit. De mon côté,
je vais aller vivre la vie de Bohème en allant dérober quelques
kilomètres de câbles en cuivre au bord d'une voie ferrée. Et
pourquoi ne pas estropier un petit enfant pour le faire danser à Châtelet Les Halles ? Ce serait pour le moins politiquement
incorrect.
Et de votre côté,
réfléchissez un peu. Si vous avez lu ce texte, c'est que vous êtes
un bobo. Bourgeois – bohème ! Quelle étrange idée d'accoler ces deux mots antagonistes !
Bonne chance.
article très tendancieux : je trouve le XVe très sympa (enfin, j'essaye).
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