Désolé
de m’être montré un peu tardif… Pour le dire simplement, j’étais dans un état
d’hypnagogie qui confinait à la narcolepsie, ce qui m’a plongé dans une crise
d’oblomovisme profond. C’est bon, les analphabètes sont partis ? Oui, donc
j’étais défoncé de fatigue. Sur Tinder, je cherchais l’Aphrodite Callipyge, et
je n’ai trouvé que du boudin stéatopyge. C’est un peu comme si je cherchais la
Sixtine et qu’on m’avait indiqué un parking sous-terrain pisseux, près du
Vatican. Une semaine tout en contrastes, donc, mais je me suis dit, là, comme
ça au coin du feu, en écoutant du Prokofiev avec mes 8 Nespressos : si on
écrivait un petit post qui mettrait en perspective le grand Nietzsche avec un
classique du hip-hop commercial ?
C’est
en effet indispensable. Mais de mémoire uniquement, et sans documentation – l’excès
de mémoire fait le lit des mauvais prosateurs et réduit l’écriture à un simple
exercice d’érudition. C’est aussi une excellente excuse afin d’être paresseux
quand je suis à court de Doliprane.
Alors,
back to 2009. Vous vous souvenez tous de Stronger, la chanson de Kanye
West ? Voici la vidéo.
Jusqu’ici
tout est normal : Kanye déchainé, aux muscles lustrés, qui déclame du
Nietzsche avec une paire de bombasses asiatiques qui se déhanchent lascivement dans
les néons fluo de Shibuya… tandis que les Robots masqués de la French Touch
mixent calmement, avec professionnalisme, depuis leur tour de contrôle vitrée,
et que des slogans d’agit prop japonais défilent sur l’écran de ma tablette.
Devant les nippons, la Chine se redresse.
Quoi ?
Vous n’avez rien remarqué ? Ca vous paraît normal qu’un rappeur célèbre
pour une relation avec Kim Kardashian et des tweet-clashs dérisoires avec Mark
Zuckerberg se fasse l’apôtre de la Volonté de Puissance du grand Friedrich,
développée dans les brumes de Sils-Maria ?
Regardons
un peu les paroles.
Na-na-na
that that don't kill me
Can only make me stronger
I need you to hurry up now
'Cause I can't wait much longer
I know I got to be right now
'Cause I can't get much wronger
Man I've been waitin' all night now
That's how long I've been on you
I need you right now
I need you right now
Let's get lost tonight
You could be my black Kate Moss tonight
Play secretary, I'm the boss tonight
Can only make me stronger
I need you to hurry up now
'Cause I can't wait much longer
I know I got to be right now
'Cause I can't get much wronger
Man I've been waitin' all night now
That's how long I've been on you
I need you right now
I need you right now
Let's get lost tonight
You could be my black Kate Moss tonight
Play secretary, I'm the boss tonight
Bon, pas de doute, il
s’agit bien d’une référence à Nietzsche (Le Crépuscule des Idoles, 1888), noyée
au milieu des samples de Daft Punk et des petits culs tournoyants : « ce
qui ne me tue pas me rend plus fort ». La référence à la secrétaire
salope, un classique du film porno qui est par ailleurs un des grands fantasmes
des rappeurs et des cadres frustrés, montre par ailleurs que cet homme est ivre
de pouvoir et de sexe. Mais, pour autant, qu’a bien voulu dire Kanye ?
Il faut reconnaître
qu’en samplant la chanson des Robots (Harder, Better, Faster, Stronger – Discovery,
2001), Kanye l’a un peu déformée dans le sens qui l’arrangeait.
La chanson des Daft
Punk accompagnait en effet le kidnapping d’un groupe de pop extraterrestre,
dans le grandiose Interstella 5555, un bel hommage manga à Albator. Les pauvres
musiciens à la peau bleue se trouvent séquestrés par un producteur véreux, qui
les endort, les fait rhabiller par des machines automates à la complexité
fascinante (que l’on retrouve dans le clip de Kanye, en version
« Cinquième Elément »). Mais là où le genetical engineering fait de Kanye une sorte de Surhomme black,
les musiciens d’Interstella se trouvent au contraire blanchis, transformés en
groupe mainstream prêt à triompher sur Terre, comme Take That ou One Direction,
esclaves aux ordres d’une sorte de Phil Spector/Mad d’Inspecteur Gadget obèse
et maléfique. Et l’injonction électronique de la chanson est donc très claire :
Work it, make it, do it, makes us
Harder, better, faster, stronger
Harder, better, faster, stronger
More than, hour, our, never
Ever, after, work is, over
Ever, after, work is, over
Vous êtes mes esclaves les mecs, et vous devez bosser ! Il
s’agissait donc de stakhanovisme musical version Staline de l’espace, et Kanye
l’a transformé en Nietzschéisme de station service !
Car cette phrase de Nietszsche, fascistoïde en apparence, a été
tellement appauvrie, que ce soit par les nazis en mal de spectaculaire ou les
musiciens paresseux, de Johnny Halliday à 2-PAC, qu’on a fini par en oublier le
sens exact. Regardez un peu cette vidéo :
« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort »… Il est
facile à chacun d’y trouver un sens. Une rupture affreuse fait de moi un homme
plus libre. La fréquentation des cons m’a permis de développer des anticorps
contre la connerie. SI je me prends des beignes en sortant de boite de nuit,
j’aurai envie d’en rendre des plus fortes encore. Et surtout, la maladie m’a
permis d’être plus lucide sur la nature de la souffrance, et de la valeur de la
vie en pleine santé. C’est ce que voulait dire Nietzsche :
On revient régénéré de
tels abîmes, d’une aussi dure consomption du lourd soupçon, en ayant fait peau
neuve, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus fin de la joie, avec
une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus
joyeux, avec une seconde et plus dangereuse innocence dans la joie, à la fois
plus enfant et cent fois plus raffiné qu’on ne l’a jamais été auparavant » (Le
Gai Savoir)
On célèbre donc ici la régénération de l’homme sain, guéri, que la
fréquentation de la souffrance a rendu plus lucide sur la valeur de la vie
saine – ce qui nous oblige tous à la célébrer et à ne pas contempler avec
complaisance ce qui est maladif. Nul doute que cela allait plus loin que la
pensée de Kanye quand il caressait le derrière bombé de Kim, mais peu importe –
son clip n’est pas si infidèle à Nietzsche, car comme la plupart des clips de
rap, et des publicités pour le déodorant en général, il célèbre la SANTÉ !
Vous avez remarqué que les nanas du clip étaient des bombes à la
peau lisse, et qu’il ne leur manque pas une jambe ? Et vous achèteriez des
cosmétiques si les mannequins de de Sephora
avaient la lèpre ? D’ailleurs, leur dernière campagne d’affichage déclame
fièrement « Nude is strong ». Soyons sérieux. Si vous avez un début
d’émoi sexuel devant ces vidéos YouTube, et si vous achetez ces subtils mélanges
de propylène glycol et de texturants qu’on appelle les crèmes de soin, c’est
parce que vous avez une certaine vision de la vie SAINE dans le regard.
Beigbeder,
publicitaire repenti, avait souligné dans 99 Francs que les danseurs body-buildés du Grind
de MTV, condamnés à danser avec enthousiasme sous un
soleil éternel, avaient un torse comparable aux statues d’Arno Breker. La santé
alors – pour envahir la Pologne ou pour soulever de la fonte à Venice
Beach ? En tout cas, de l’Apollon du Belvédère aux nus martiaux d’Helmut
Newton, en passant par les poses suggestives de Natalia Vodianova pour les
marques de lingerie, ce que nous célébrons le plus souvent dans le Beau, c’est
ce qui est sain.
C’est ce que voulait dire Kanye – et Nietzsche.
Je retourne donc sur Tinder – prêt à annexer toutes ces Natalias
comme autant de Crimées consentantes.
#ThugLife