Le Soleil Bleu Marine
Les vacances sont terminées. Dans
un coin de la pièce, le ventilateur rouillé bourdonne contre le mur en crépi
blanc. Mon périple s’achève ici, sur les bords de Mare Nostrum, au soleil
frontiste Bleu Marine, dans un ghetto pour notaires lillois à la retraite. La
villégiature familiale, en indivision, est un vestige des 30 Glorieuses :
une résidence sixties néo-le Corbusier « les pieds dans l’eau », une
de ces aberrations bunkerisées semées sur le littoral du Var par des promoteurs
non dénués d’humour : l’intérieur des appartements évoque une station de
ski yougoslave, les murs pourraient résister à une attaque nucléaire, le solarium
est un héliport en faux bois tropical qui surplombe les rochers sombres, et une
mer sans algues ni poissons. Malgré le climat clément et l’argent abondant des
touristes, les locaux sont aigris, méchants, et fans de Marion-Maréchal le Pen,
cette petite Walkyrie blonde au regard insolent. Fiscalité ou détestation des
jeunes maghrébins qui sont passés trop vite en scooter ? Le camion
meurtrier de Nice ne va rien arranger à ce vaste divorce. Le marchand de
journaux me hait pour une raison qui m’échappe. Il me jette The Economist au
visage depuis 30 ans avec la même moue indifférente. Les campeurs hollandais se
font bouffer par les moustiques entre la Nationale 98 et les marécages - le
soir, il éclusent des cubis de rosé et des boites de préservatifs en nombre. Le
Reyran canalisé dans son lit de béton ne menace plus personne, depuis qu’il a
rompu son barrage en 1959, engloutissant Fréjus en pleine nuit, charriant les
corps de 423 dormeurs jusqu’au large du Cap Dramont. Un Pompéi liquide, arrosé
par la brèche titanesque des murailles de Malpasset.
Dans la vieille ville, au pied de
la basilique romane, mon bouquiniste préféré a mis la clé sous la porte,
remplacé par une permanence du FN. Le musée des troupes de Marine chante le bon
temps des colonies, à deux pas d’une mosquée bâtie par les tirailleurs
africains. Les fils de harkis sont parqués dans leur cité, le long des arènes
romaines ; un peu plus loin, près du Luna-Park, les enfants font du roller
sur la piste désaffectée de la base aérienne. Des morceaux d’aqueduc romain
surgissent parfois au milieu des pins et des vignes de mauvais rosé – le tout
sous le regard indifférent du mont Vinaigre, qui devient violet à la nuit
tombée. Dans ce massif de l’Estérel, mini-Colorado d’un rouge porphyre
éclatant, on entend presque le cri des évadés du bagne de Toulon, brigands, GIs
tombés pendant le débarquement de Provence – lieu magnifique et maudit !
Sur ma terrasse, derrière la
jardinière de ciment et les lauriers roses, je vois passer des tankers, des
Costa Croisière hauts comme des barres HLM, quelques yachts d’oligarques avides
de fuel – parfois un voilier. A midi, le soleil écrase tout – en fin de journée,
il diffuse un doux halo doré. Heureusement, la lumière consolatrice des
collines provençales apaisera ma énième gueule de bois sentimentale. Ce n’est
pas pour rien que Nietzsche a écrit son Zarathoustra dans les parages – la
lumière ici saurait assainir l’esprit le plus ombrageux, brumeux,
germanique !
Évidement, les distractions
existent. Je déteste nager, alors, entre deux conversations inévitables avec
les notaires et les dentistes du solarium, je m’évade dans les collines du
massif des Maures, grillées par le soleil. Entre les chênes lièges et les pins
parasols, j’avale des dizaines de kilomètres, compulsivement, sur mon VTT de
location, dans une chaleur infernale, une lumière surexposée, un silence
presque total. On n’entend ici que le chant des cigales et le crissement des
pneus sur la terre sèche. La verdure reprend ses droits peu à peu – les troncs
calcinés portent encore les stigmates noires des incendies criminels. Sur les
zig-zag des pistes forestières, je pousse à fond mon smartphone avec le
répertoire favori des vacances : l’Ile des Morts de Rachmaninov,
hypnotique poème funèbre, la Totentanz de Liszt et ses feux d’artifice
infernaux, la Danse Macabre de Saint Saens, mélancolie pianistique de carton
pâte. C’est parfait pour faire du sport en plein air. Parfois Martha Argerich dissipe
mes douloureuses rêveries avec les sarcasmes soviétiques du 3ème
concerto de Prokofiev – je ne sais toujours pas si cette musique motorisée chante
la production d’acier dans un Kombinat de Khabarovsk ou un lever de soleil romantique
sur une base de sous-marins de Carélie.