Elles jouent de la
musique éthérée, elles sont d’une beauté diaphane, mais elles
donnent envie d'un outrage aux mœurs entre la contrebasse et la
grosse caisse. Pour le dire plus poétiquement, quand elles
effleurent les touches, c'est un torrent de feu qui se déverse sur votre libido modérée d'auditeur de France Musique. Le phénomène n'est pas
nouveau : de Martha Argerich à Lola Astanova, du Carnegie Hall
à Pleyel, les Aphrodites du solfège font des ravages.
Imaginez la scène. Vous
êtes comme d'habitude au théâtre des Champs-Elysées, dans cet
écrin orchestral surfait dont les capitons convoités vous ont déjà
coûté un mois de salaire, entouré de croulants pontifiants, de
snobs à lunettes en écailles et autres vestiges patriciens sur le
déclin.
Comme d'habitude, il
s'agit d'une de ces jeunes poupées russes venues abattre un 3ème
concerto de
Rachmaninov, pour que déferlent les octaves sous leurs
doigts déliés à l'institut Gnessine de Moscou. Ah, Rachmaninov !
La musique de ce charmant fantôme ne cessera jamais de nous
accompagner dans nos rêveries de cadres frustrés. La sonnerie
retentit, on coupe les Nokias, chacun se jette sur les fauteuils
sénatoriaux. Sur la coupole centenaire, vous jetez un regard affecté
à la bacchanale officielle du plafond, une de ces orgies tièdes sur
concours à la Puvis de Chavannes, qui visaient à émoustiller le
bourgeois moyen à l’entracte.
Un grand soupir, le
silence, et les vents jouent les premières mesures, sous la baguette
religieuse d'un Gergiev en grande forme. La créature slave se
dévoile : talons aiguilles, jambes interminables, une robe
échancrée qui dévoile sa féminité explosive, pulpeuse,
scandaleuse : c'est la Tsar Bomba ! Elle caresse l'ivoire
du Steinway à queue, le flot d'arpèges et de trilles vient naître
et mourir entre ses mains de fée, qui doivent être expertes sur un
terrain de jeu moins minéral. Sous sa robe provocante, vous devinez
le liseré de ses bas couleur chair. Le reste de la lingerie est
resté dans sa chambre au George V. Qui aura le plaisir de la
partager ce soir ? Son visage félin s'abandonne lascivement à
la mélodie, dont la simplicité mozartienne se mue en accords
tempétueux. Ses lèvres offertes dessinent une moue indifférente.
Elle vient de vous briser le cœur. Elle s'en fout.
Terrassé de désir, les
reins en feu, le pantalon déformé par une crise de priapisme, vous
vous échappez de la salle en panique pour vous verser au bar un Perrier à 9 € sur la tête.
Le gang des pianistes fatales a encore frappé.
Sondage : si vous
partiez sur une Île déserte avec 600 kg de franchise de bagages,
quelle pianiste emporteriez vous avec votre Steinway à queue ?
- Lola Astanova
La photo se passe de
commentaires. A voir ses stilettos et ses jambes de déesse, son
regard mutin, son corps cambré dans des postures orgasmiques entre
l'Adagio et l'Allegro, on comprend immédiatement ce qui vous
attire au concert. Son moment musical de Rachmaninov (ci-dessous) est un peu mou du genou par rapport à un Lugansky, mais étiez vous vraiment concentrés sur la partie sonore ? Elle possède en
plus ce soupçon de vulgarité qui donne aux femmes russes toute leur
saveur. Au moment du bis, vous aurez la gueule de bois. Depuis le
paradis, Horowitz se moque de vous. Il était gay.
Lola, je n'ai pas assez
d'argent pour toi, oublie moi.
- Martha Argerich
Attention, entre Martha
et moi, c'est du sérieux. Le grand amour par écouteurs interposés.
Si Liszt est Eros en personne, Martha, c'est Vénus. Le coup de foudre
remonte au concours Chopin de 1961. J'ai été électrisé par son étude n°1, sa puissance, son extension, sa fluidité cristalline.
En 1965, chez EMI, elle enregistra cette Polonaise op.53, comme un uppercut après 1 litre de café à Abbey Road. Ses Préludes de
Chopin sont divins, des éclairs de génie, dangereux et
imprévisibles. Son 3ème concerto de Rachmaninov, à la fois limpide
et d'une puissance atomique, volcanique ! Le finale, la plus
grande décharge d'énergie positive qu'on aie jamais vu ! Elle joue comme sur un bateau ivre en pleine tempète. Et la légende d'Ondine, ses gouttelettes projetées, la sensibilité arachnéenne decette pièce... Et quand elle joue cela, Martha renverse sa grande
crinière noire, sa beauté rebelle d’obsidienne éclate au grand
jour. Martha est libre, elle définit les règles, ou plutôt elle
les abolit. Rien ne se compare à Martha, et rien ne lui résiste non
plus, comme en témoignent tous les hommes de sa vie, magnétisés
par la comète de Buenos-Aires.
Martha,
je t'aime
- Yuja Wang
Danger, danger !
High voltage ! When we touch ! When we kiss !
Ah ! Yuja. Pourtant,
je suis sévère avec tes compatriotes chinois. Je n'aime pas les
clones asiatiques, et je suis très prudent devant les bêtes à
concours du soleil levant. Pour moi, un pianiste à l'Est d'Irkoutsk,
c'est forcément un peu suspect. J'ai été un peu perplexe pour la
première fois quand je t'ai vue achever comme un robot une de ces transcriptions agaçantes de Cziffra, la Trisch-Trasch Polka. Et
puis, j'ai changé d'avis. J'ai vu qu'il y avait en toi quelque chose
d'horowitzien, une virtuosité diabolique, et pourtant ton pianisme
est intègre, ton jeu est clair, il va droit au cœur. Tu sais
sculpter de la dentelle dans les partitions les plus redoutables,
comme cet apprenti sorcier de Dukas, jamais joué par quiconque. Et
quand tu répètes la danse macabre de Saint-Saëns, j'ai envie de
hurler tellement c'est jubilatoire !
Et en plus, on voit ta culotte.
- Hélène Grimaud
Attention. Madame a un
jeu de génie, quelque chose d'halluciné, un élan vital irrésistible. Sa 2ème
sonate de Chopin nous transporte dans un monde funèbre et exalté,
elle nous glace le sang dans le finale, cette tirade
dissonante, comme un souffle de vent entre les tombes, laconique,
atroce. Synesthète, elle voit des couleurs quand elle joue. Elle a vécu avec les loups. Elle est insaisissable. Elle est
si jolie.
- Khatia Buniatishvili
Mein
Gott ! Cette jeune géorgienne nous fait chavirer. Sa
beauté ténébreuse et capiteuse, son humour, son charisme, sa profonde intelligence, sa part de mystère la rendent fascinante. Dans un de
ses premiers albums, elle s'attaque au Liszt faustien, avec une
sonate en si possédée, poème démoniaque de 30 minutes, un
monument où viennent s'exprimer toutes les contradictions
intérieures de Liszt. Son jeu est intense, elle fonce, elle prend des risques, mais elle
sait être contemplative quand il le faut. Et le petit film arty de lancement de son album Liszt est délicieusement romantique.
Katia, tu passes quand à Kalrsruhe ?
- Valentina Lisitsa
Je veux finir avec ma
sorcière blonde préférée, la fascinante Valentina. Certes son
visage n'est pas angélique comme certains mannequins des triples
croches. Mais elle a un charme fou. Son jeu est titanesque, sa
technique, redoutable. Elle peut s'attaquer à toutes les faces Nord
du répertoire, du Scarbo de Ravel à la Campanella de Liszt. Sa
paraphrase sur des thèmes de Don Juan ne cessera jamais de me
fasciner. Et en plus, elle est cool : elle joue dans la rue pour les passants sur des vieux pianos désaccordés, elle fait des events
hype au Wanderlust... c'est la reine de Youtube et des réseaux
sociaux. Et tant que je la verrai enchaîner un passage nocturne de
la Totentanz avec une terrifiante reprise du Dies Irae, sans la
moindre grimace, comme un parcours de santé dans la forêt de
Fontainebleau, je n'oserai plus me plaindre de ma condition de serf
du pack Office. Mes doigts ont moins mal qu'elle quand je traduis des
mailings, mais la musique qui s'en échappe est nettement moins
douce, au désespoir de mes collègues.