J’étais tout seul dans un
restaurant érythréen de Karlsruhe. Après un entretien dans une boîte
d’Internet, une après-midi marron-kaki à la Derrick me collait à la peau. Un grand
brouillard enveloppait les baies vitrées sixties de la Cour Constitutionnelle tandis que je finissais avec les doigts un Injera couvert de boeuf, mal arrosé
d’une bière à la banane. Comme toujours dans ces cas là, je me suis mis à
divaguer mentalement du mauvais côté du Rhin. Je pensais à des histoires de
cartographie.
Rien à voir avec l’Ethiopie de la
bière à la banane, peut-être une conséquence du plan étrange de Karlsruhe, une
ville-utopie circulaire du 18ème, dont les rayons partent du château mal
reconstruit des ducs de Bade. Dans ce mini Saint-Pétersbourg de la Forêt Noire amoché
par l’US Air Force, en attendant mon TGV Est, je me suis rappelé que les cartes
m’ont toujours fait rêver.
Les moins érudits d’entre vous
seront choqués de l’apprendre, mais je vous conseille de vous rendre à la BNF voir l’exposition sur « l’Age d’or des cartes marines ». C’est la plus
belle collection du monde de cartes « portulans », c’est-à-dire de manuels
de navigation. Richement décorées, elles étaient destinées aux palais des rois
et des princes, pour nourrir leurs rêves de gloire ; les cartes des navigateurs
ont été trop usées par les embruns et les pointes des compas pour nous
parvenir. La représentation du monde méditerranéen était claire depuis Pausanias
et Ptolémée. Dès le 13ème
siècle, la carte « Pisane » fixe avec fidélité chaque ile de la
Mer Egée.
Mais la révolution était à
venir : à l’ère des Grandes Découvertes, le Monde variait chaque année au
passage d’un cap ou d’un fjord patagonien. Colomb situait ses Indes dans les
Caraïbes, et Amerigo Vespucci l’imposteur donnait son nom à tout un continent. Les
hommes étaient prêts à se faire tuer pour le poivre que nous saupoudrons en
toute indifférence sur nos burgers. Des Moluques à Cochin, des Célèbes à
Malacca, les épices valaient plus cher que l’or, et la navigation permettait de
s’affranchir du monopole arabe et vénitien sur la route des Indes.
Après l’odyssée cruelle de Magellan, brillamment relatée par Zweig, on découvrit que la Terre était ronde. Les puissants se firent alors construire des globes pour tenir le monde urbi et orbi dans la paume de leurs mains. Les Globes de Coronelli de Louis XVI à la BNF en sont le magnifique exemple tardif. Ces cartes polychromes délicates, reflètent un monde fantasmé, avec sa faune et sa flore exotiques. Avec les habitants de ces nouvelles contrées, hommes nus, indigènes, cannibales, esclaves... Ces fascinants bon sauvages qu’on aillait amadouer avec des verroteries pour mieux les exterminer ou les exhiber à Séville comme des curiosités zoologiques. Un prélude à 500 ans de colonisation au goût un peu amer. Parenthèse geek : le jeu Colonization vous donnera ce frission de pionnier génocidaire sans quitter votre laptop de bômeur.
Après l’odyssée cruelle de Magellan, brillamment relatée par Zweig, on découvrit que la Terre était ronde. Les puissants se firent alors construire des globes pour tenir le monde urbi et orbi dans la paume de leurs mains. Les Globes de Coronelli de Louis XVI à la BNF en sont le magnifique exemple tardif. Ces cartes polychromes délicates, reflètent un monde fantasmé, avec sa faune et sa flore exotiques. Avec les habitants de ces nouvelles contrées, hommes nus, indigènes, cannibales, esclaves... Ces fascinants bon sauvages qu’on aillait amadouer avec des verroteries pour mieux les exterminer ou les exhiber à Séville comme des curiosités zoologiques. Un prélude à 500 ans de colonisation au goût un peu amer. Parenthèse geek : le jeu Colonization vous donnera ce frission de pionnier génocidaire sans quitter votre laptop de bômeur.
Le héros du dernier Houellebecq est un artiste contemporain fasciné par les cartes Michelin, qu'il photographie compulsivement dans son atelier en bordel avant de serrer une Russe très appétissante. Selon lui, « La carte est plus importante que le
territoire ». Je suis d’accord avec Jed Martin. La carte est en elle même une promesse d’ailleurs,
un petit univers pliable de poche. Une réduction unidimensionnelle de la terre
des hommes, vivante, foisonnante, baroque dans sa richesse. Infinie comme les
fractales de côtes. Le jeune Sartre
vénérait les livres-totems dans un grenier d’enfance, moi je passais des heures
à balader mon regard myope sur les collines des atlas. Je survolais sur le papier routes, fleuves, méridiens et frontières, en rêvant un jour de les
franchir. Courbes de niveau, pistes caillouteuses, cimes alpines et thalwegs,
arêtes déchiquetées, pics du Népal, fosses abyssales, j’étais fasciné.
J’écoutais les valses de Chopin par un Cziffra nonchalant comme un dandy. Mon
adolescence a vraiment duré longtemps, et ma virginité fut jalousement préservée
par mon appareil dentaire.
J’aime les cartes Michelin, leur palette chormatique restreinte, et leur graphisme
désuet si rassurant. Les départementales tortueuses serpentent paresseusement vers
les cols du Tour de France. Surlignées
en vert pour leur intérêt touristique, elles nous promettent une escapade-RTT
en Golf Cabriolet. Des épingles rouges nous donnent la distance entre Bénévent
l’Abbaye et la Souterraine, entre La Croix Valmer et Saint Tropez. Dans les
sous-préfectures marquées « SP », on imagine un jeune énarque droit
comme un i devant son hôtel républicain en pierre de taille. Le vert des Parcs
Naturels nous tend les bras, et les terrains militaires nous excluent de leurs pointillés
rouges réservés aux chars Leclerc. Une « vue » est désignée par des
petits éclats de lumière, avec deux ou trois étoiles si elle est
« exceptionnelle ». Hiérarchie contestable. Les points culminants
nous toisent de leur triangle chiffré. Précieuse information? Cet hymne à la France
pittoresque, aux villages fleuris 4 étoiles de Jean-Pierre Pernaut, serait-il
profondément réactionnaire ? Souvenons-nous des Mythologies de Roland Barthes au sujet du
Guide Bleu :
Le Guide Bleu ne connaît guère le paysage que sous la
forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. [...] De même
que la montuosité est flattée au point d’anéantir les autres sortes d’horizons,
de même l’humanité du pays disparaît au profit exclusif de ses monuments. Pour
le Guide Bleu, les hommes n’existent que comme
« types ».
[...] En général, le Guide
Bleu témoigne de la vanité de toute description analytique, celle qui
refuse à la fois l’explication et la phénoménologie : il ne répond en
fait à aucune des questions qu’un voyageur moderne peut se poser en traversant
un paysage réel, et qui dure.
Dans ce « franquisme latent »
déshumanisé, les cartes Michelin ne font pas exception. Châteaux, monastères,
églises, abbayes, grottes et ruines sont l’image réductrice d’une vision
passéiste et figée du paysage. La vue se « mérite » après une
ascension-calvaire, la beauté est forcément ecclésiastique, féodale, datée. Et
si vous conduisez en Paraboot votre DS vert bouteille en écoutant les Grosses
Têtes de Philippe Bouvard, vous aurez constaté avec bonheur que rien n’a changé
en France pendant ces 30 dernières années, mon Général !
Je laisse aux esprits chagrins gauchisants ce genre de scrupules. Ce kitsch routier est terriblement
séduisant, des vestiges de la nationale 7 aux restaurants Courtepaille, des
aires d’autoroutes aux ronds points improbables, sans oublier les stations services avec leurs caissières dépressives en blouse rouge et jaune tachée d'hydrocarbures. N’avez-vous
jamais ressenti un frisson le long de la Vallée du Rhône, quand, au Sud de
Valence, quelque part près de Montélimar, les herbes grasses laissent la place
aux pins et aux lauriers de la Méditerranée ? Quand la Provence vous
étreint avec sa lumière maternante?
La Carte Michelin est le fil
d'Ariane de ces Odyssées… La voix féminine douceâtre d’un GPS, l’insipide Google Maps,
même la toute-puissance tridimensionnelle de Google Earth, n’auront jamais la saveur de
ces cartes enchantées qui nous font effleurer du bout des doigts la beauté du Pays.
Je n’accepte qu’une seule carte, animée d'ailleurs : celle des routes Ryanair. Pour quelques euros, ces cow boys célestes dopés au kérosène ont rendu Riga
plus proche de Baden-Baden que Limoges de Paris. Ses lignes improbables nous font rêver : Charleroi-Thessalonique, Kaunas-Kos, Béziers-Bristol. A quand un Marmande-Timisoara? Un Sedan-Cluj Napoca? Ou une ligne qui irait de Nuremberg à Nuremberg? Grâce au low cost, les
volcans des Canaries nous tendent les bras depuis Beauvais. La topographie
européenne redessinée par le chômage de masse en Pologne, le cannabis du Rif, le soleil pas cher de Rhodes, le
dumping salarial et les subventions régionales ! Merci Ryanair.
Moi aussi, j'adore les cartes : )
RépondreSupprimerLe plan urbain de Karlsruhe mériterait par contre plus de détails... Si cela te tente, je te laisse volontiers en parler sur mon blog : http://allemagne.cheznosvoisinseuropeens.com/ Fais-moi signe si cela t'intéresse !
Ha ha merci pour ton commentaire ! Avec plaisir ! Un article reste à écrire sur le "Repos de Charles" et sa forme de ventilateur. :-)
RépondreSupprimer