Mes amis m'ont dit « fais
plus court » !
Bref. Je vais essayer
d'être bref.
Mais comment lui rendre justice? Serguei Rachmaninov est un véritable géant, pianiste de légende, chef d'orchestre et compositeur, le dernier romantique russe,
bien égaré dans un vingtième siècle déjà dissonant.
Depuis l'Olympe du Piano
il nous regarde avec son visage d'aristocrate, buriné et
impassible : il doit pourtant se marrer quand il voit les clips
de Lady Gaga ! Je veux déclarer ma flamme à ce compositeur
de génie longtemps méprisé par les érudits du secteur, parce que
sa musique serait trop virtuose, trop «compliquée»,
trop sentimentale : celle d'un «charmant fantôme»,
délicieusement surannée peut être, mais en retard sur son temps.
Rachmaninov naît en 1873
près de Novgorod,
au cœur de l'ancienne Russie, alors que le romantisme musical
européen brûle de ses derniers feux : Chopin est mort depuis
presque 30 ans, et Liszt vit avec Wagner son génial crépuscule.
Glinka, le fondateur de la musique moderne russe, a ouvert la
voie 40 ans plus tôt avec sa « Vie pour le tsar ».
Tchaikovski a 33 ans ; il défend une musique slave d'héritage
germanique, redevable de Beethoven et Mozart ; même si ses
concertos contiennent quelques danses de cosaques, ils auraient bien
pu être composés par Brahms. Ses ballets bien délicats évoquent
plus les ors du Mariinski
que les isbas grossières noyées dans les forets de bouleaux.
Au même moment, le
« Groupe des
cinq », une poignée de musiciens amateurs et visionnaires,
inventent un langage musical « nationaliste », un brin
orientalisant, viscéralement russe. Leur musique slavophile, avec de
forts emprunts à l'histoire et au folklore, exprime l'idée d'une
Russie eurasienne qui cesse d'imiter l'Occident comme l'avait voulu
Pierre le Grand, dans l'architecture comme dans la peinture. Grand
orchestrateur, Rimsky-Korsakov
nous a offert Shéhérazade,
aux mélodies généreuses et ondoyantes, Borodine,
son opéra « Prince Igor» dont les « Danses
polovtsiennes » tourbillonnent jusqu'au vertige, avant de
nous transporter plus loin « Dans
les steppes de l'Asie Centrale » de son poème symphonique
éponyme. Moussorgsky, un bon alcoolique, reste célèbre pour sa
Nuit sur le Mont
Chauve, terrifiant sabbat de sorcières, et son opéra Boris
Goudonov. Ses « Tableaux
d'une exposition », bien orchestrés par Ravel, restent un
cheval de
bataille pianistique ; pas autant que l'Islamey
de Balakirev,
que Liszt qualifiera de « bruit oriental charmant »,
alors qu'il est plus redoutable que n'importe laquelle de ses
Etudes !
Dans ce nouveau paysage
musical russe, quelle voie pourra alors emprunter Rachmaninov?
Il s'éloigne des thématiques historiques et légendaires du groupe des Cinq et laisse la place à son chant intérieur intarissable, une musique pure, slave,
mélodieuse mais jamais tapageuse.Sa poésie est grave, mélancolique
et virile. Elle évoque parfois la Mort, l'Amour, l'exil, la
nostalgie ; elle peut être puissante, exaltée, colossale,
volcanique ! Pourtant, on ressent une retenue et une droiture
qui tranchent avec la fragilité de Chopin, la folie de Schumann, et
la tradition d'affectation qui empoisonne le romantisme musical. La
musique de Rachmaninov est en bonne santé. C'est un rêve qui se
poursuit. Quand on ferme les yeux, on peut imaginer l'infini des
paysages de Levitan, les cloches des monastères, qui fascinaient
tant Rachmaninov ; mais le plus souvent, sa musique reflète
juste l'ample mouvement de son âme.
Extrait de l'incroyable
documentaire de Bruno Monsaigeon : Richter l'insoumis
(sombre ouverture du 2ème concerto de Rachmaninov, sur fond de mort de Staline)
Elle n'est pas faite pour
un salon mondain : universelle et intemporelle, elle vient du
cœur et parle à notre âme. La muse ne changera pas au cours de sa
vie : presque insensible aux audaces de la modernité,
Rachmaninov gardera toujours son style mélodique et ombrageux.
Sa formation musicale au
conservatoire
de Moscou avec le sévère Sverev, ami de Tchaikovski et d'Anton
Rubinstein (fondateur du conservatoire de St Petersbourg), lui
donnera une discipline redoutable qui fera de lui un des plus grands
virtuoses du 20ème siècle. Il lui donne accès à sa bibliothèque
et l'emmène à l'opéra. Très vite, le jeune Rachmaninov est attiré
par la composition, qu'il étudie avec Arensky
et Taneiev,
dont les partitions sont aujourd'hui rarement données en concert, à
tort ! Siloti, élève de Liszt et bon transcripteur de Bach,
lui donne aussi des cours de piano : avec son copain Scriabine
(un sacré génie qui deviendra cinglé), Serguei est entre de bonnes
mains.
Dès ses vingt ans, il
rencontre le succès avec son opéra Aleko, son trio
élégiaque n°2 (ne l'écoutez pas un jour de novembre dans les
Ardennes sinon vous finirez au Whisky-Xanax, ou alors prévoyez du
Patrick Sebastien après). A noter également, l'emblématique
prélude en do dièse mineur.
Prélude en do dièse par
Joseph Hofmann : quand on le regarde, tout à l'air si simple!
Cette pièce sombre et
théâtrale, avec sa tempête d'arpèges et ses accords finaux
révoltés deviendra tellement populaire que le public le réclamera
à chacun de ses récitals, ce qui aura le don d'agacer profondément
Rachmaninov. Il composera plus tard, comme Bach et Chopin, 23 autres
préludes.
Son plus bel exploit de
jeunesse est certainement son premier concerto, opus 1. Le génie
mélodique est tel qu'on peine à imaginer le travail d'un jeune
homme de 18 ans. Maintes fois révisé, cette œuvre est
l'affirmation un peu orgueilleuse d'un jeune prodige : la
fanfare du début, une volée dramatique d'octaves, et une mélodie
suave, qui sera martelée sur le clavier dans une redoutable
cadenza à
la fin du premier mouvement.
Car jouer Rachmaninov, tous
les pianistes vous le diront, c'est un engagement physique (regardez
Valentina Lisitsa, sans l'orchestre!). Le second
mouvement est langoureux, le piano est cristallin, presque
aquatique ; le troisième, peut être plus convenu. Ce concerto
doit beaucoup à Tchaïkovski, à Grieg et surtout, comme le reste de
l'œuvre pianistique de Rachmaninov, à Liszt. Cependant, même dans
ses morceaux les plus emportés, la virtuosité n'est jamais une fin
en soi : elle vient amplifier la voix du pianiste, et dans ses
audaces, annonce parfois le style « motoriste » des
Sonates de Prokofiev (Etudes Tableaux).
Un grand choc se produit
alors dans la vie de Rachmaninov, et une sacrée anecdote pour vos
dîners en ville. En 1897, il présente sa première
symphonie, une œuvre puissante et ambitieuse, qui démarre dès
les premières mesures dans
un climat tourmenté. Un bel adagio, puis une fin
triomphale sur fond de variations sur le thème grégorien du
Dies Irae. Cette mélodie funèbre qui fascina Liszt, Berlioz et
Saint Saens (Totentanz,
finale de la Symphonie Fantastique, Danse
Macabre), revient
comme un leitmotiv dans la musique de Rachmaninov, qui était
obsédé par la mort et la fatalité du destin, notamment dans ses
Rhapsodie
sur un Thème de Paganini, Sonate
n°1, Ile
des Morts. Mais nous y reviendrons.
Cette symphonie fut
malheureusement un cuisant échec pour Rachmaninov. Lors de la
création, le compositeur Glazounov,
mauvais chef d'orchestre, était ouvertement ivre, et il avait très
mal répété ! (Chostakovich
le surprendra plus tard en train de picoler entre deux leçons au
conservatoire de St Petersbourg). La performance fut affreuse et
donna lieu à une des critiques les plus méchantes qui soit, par
César Cui, le
moins illustre du « groupe des cinq » : S’il y avait
un conservatoire en Enfer et qu’un de ses élèves avait eu
l’obligation d’écrire une symphonie sur le thème des plaies
d’Égypte, il aurait pu écrire celle-ci et aurait comblé de joie
les habitants de l’Enfer.
Quel
salaud ! Cette œuvre est certes sombre et pathétique, mais
elle ne mérite pas une telle injure. Peut être que Rachmaninov a
lancé sur lui sa propre malédiction, inscrivant en exergue de sa
partition une phrase de Saint Paul : « la vengeance
est mienne ! » . Drôle d'entrée en matière. Après cet
échec, Rachmaninov sombrera dans une profonde dépression, qu'il
mettra plusieurs années à surmonter. Il détruira la partition, qui
sera reconstituée après sa mort avec le matériel d'orchestre. Il
consulte début 1900 un médecin neurologue et hypnotiseur, Nicolas Dahl,
qui entreprend de lui redonner confiance en lui afin qu'il compose
son deuxième concerto. Puis il part se reposer au soleil de Yalta, où il rencontre Tchekhov et fait chanter ses mélodies par Chaliapine...
Rachmaninov
parviendra-t-il à se sortir de cette grande déprime ?
Pourra-t-il se redresser pour donner naissance à de nouveaux chefs
d'oeuvre ? Comment se passera sa vie de pianiste exilé après
la chute de Nicolas II? Et quels groupes de rock ont
repris ses mélodies ?
Vous le saurez au
prochain post, mes chers lecteurs.
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