Ah je sais bien ce que
vous allez me dire : la vulgate habituelle des urbanistes, « Paris était
insalubre », « des ruelles sombres et malsaines,
impossible de circuler », « une ville du Moyen-Age, Haussmann l'a fait basculer dans la modernité »... Foutaises !
Ecoutez moi ! Certes, on ne peut pas le nier, en 1850, Paris
était un peu crado. Ca ne cadre pas avec le grand monarque éclairé
que Napoléon
III prétend devenir. Grand planificateur, sans être seul responsable, Haussmann capte des
sources d'eau, construit des parcs et des égouts. Une révolution
tous les 10 ans : pas de problème, on va construire des casernes
et des rues bien larges, anti-barricades, pour tirer joyeusement au canon dans la plèbe !
Grâce à lui, le bois de
Boulogne sera un terrain de jeu pour les enfants le jour, et pour DSK
la nuit. Pendant 30 ans, il
exproprie, rase, reconstruit frénétiquement. Il dégage des grands
axes pour relier des quartiers de la capitale obstrués par des
labyrinthes de rues invraisemblables. Pendantqu'il était préfet de la Seine aux ordres de Napoléon III, de 1853 à 1870, ont fleuri théâtres, églises, mairies, squares, tribunaux,
opéra Garnier... Même quelques monuments moches, comme la
fontaine Saint-Michel. Et du mobilier urbain caractéristique, comme
les Fontaines
Wallace et les Colonnes
Morris. Ok, c'est plus chic qu'une statue de Lenine.
Je le reconnais, je
m'attaque à un mythe, au moins aussi précieux pour les Américains
du MidWest que le béret et la baguette ; voilà pourquoi dans
le monde de pacotille fasciste d'Epcot
Center, en Floride, la France est représentée par de faux
immeubles en pierre de taille, des toits en zinc et un café qui sert
du rouge. C'est le Paris qui n'existe pas, celui du petit rat
de Ratatouille, de Montmartre et des pseudo cabarets, où serveurs et
caricaturistes participent à une imagerie cheap à la Norman
Rockwell, version camembert. L'esthétique du dernier (mauvais)
Woody Allen, qui comprend autant Paris que moi, le Dakota du Nord.
Et Haussmann là dedans ?
Il n'a rien fait d'autre que de supprimer l'identité historique de
Paris. Il a donné le jour à tout ce que je déteste dans cette
ville (avec son métro). Il suffit de considérer les rares quartiers
qui ont échappé à ce castor maléfique. Promenez vous dans le
Marais. Vous avez remarqué quelque chose ? Des hôtels
particuliers partout, des immeubles bas, des rues imprévisibles...
Chaque mur, chaque pierre ont une histoire à raconter. La richesse du
patrimoine défie l'imagination ; en fermant les yeux, on
s'imagine aisément dans un XVIIIème siècle idéalisé, dans le
Paris de Louis XV, avec les échoppes des artisans, le bas peuple
dans le ruisseau, et les grandes portes des palais laissant la place
aux cochers et aux équipages... La Place
des Vosges, la Montagne Sainte Geneviève, la place du théatre
de l'Odéon, les petites rues du Faubourg Saint Martin, du quartier
de Bastille... Pourquoi on se sent mieux ? Ce n'est pas très
compliqué : ces endroits ont un contenu historique. Les
immeubles sont moins élevés, leur façades ont la poésie de la
diversité, on voit souvent le ciel, et on a envie de rêver... Je fais du Bovarysme, de l'angélisme, du pittoresque? Mais ce Paris, tortueux, obscur, fangeux peut être, renfermait plus de mystères! Et de cette tourbe nait le génie d'un peuple rebelle!
Haussmann, au contraire,
c'est l'uniformité moche et bourgeoise, la monotonie étouffante,
une invitation à la dépression. Les grands Boulevards en 2012 ?
Un hymne à la grisaille, une autoroute à 10000€/m² bordée
d'Hippopotamus et de faux bars irlandais. L'horizon est peuplé de
feux rouges et de grosses brasseries. Le supplément d'âme est donné
par ces jeunes filles qui vous rackettent aux distributeurs de
billets. Les rues haussmaniennes n'ont rien d'autre à offrir que
l'éternel retour du même, et l'hystérie rationnelle de la ligne
droite. 20000 immeubles rasés, des quartiers entiers éventrés,
Paris livré aux banquiers et aux spéculateurs, en 1860, déjà ?
Relisez La Curée
de Zola, avec son héros sympa, Saccard l'affairiste, dont le fils
couche avec la maîtresse du père. La Curée, ce sont les fauves spéculateurs qui se battent pour déchirer à pleines dents leur morceau de terrain, dans la fièvre des travaux haussmaniens. C'est une histoire immorale peuplée de personnages toxiques, une vision sans doute excessive mais jubilatoire de la bourgeoisie d'empire. Voir aussi le film hallucinogène de Roger Vadim (1965), avec Jane Fonda et Michel Piccoli.
Bien avant les bobos, la
rupture d'un équilibre social. Le peuple chassé au delà des
fortifications, pour donner quoi ? Les avenues de l'Etoile, pour
faire vroum vroum avec son Audi TT avant de se mêler aux Saoudiens
des Champs Elysées. L'avenue de l'Opéra, un canyon gris qui débouche
sur une choucroute éclectique, couverte de dorures et de statues
officielles. Les rues sont trop hautes, trop grises, trop denses !
Un univers minéral et homogène ! Saint Augustin ? Une
charpente de métal, aussi sacrée que la Gare de l'Est. La fontaine
Saint Michel de Davioud? Un héros de bronze maladroit qui tue
mollement un Démon se demandant encore ce qu'il fout là.
Avant |
Après |
Car le « style
Haussmannien » est à chier. Il est temps de le dire. Il sévira
de 1850 à 1920, partout en France, jusqu'à Marseille et Alger, dans
ses différents avatars. C'est quoi exactement ? Un mélange de
tout. Des références « à l'antique », de la pierre de
taille parce que « ça fait riche », des grilles en fer
forgé tous les deux étages ; les mêmes sur 500m. C'est gris.
Tout aligné. Le problème, c'est pas l'immeuble : c'est les 150
qui suivent ! Quand ça devient plus gros, des colonnes de temps
en temps, du ionien, du corinthien, du dorique, et viens par ici je
t'ajoute une naiade et deux ou trois bas reliefs. C'est d'un goût aussi sûr
que la Venus de Cabanel.
Un hall d'entrée tape à l'oeil, et le seul côté sympa, des
gros appartements avec parquet-cheminée-moulures (le décor d'un film français sur deux, qui traite, au
choix, du divorce ou d'un mec qui va voir ailleurs). Sous les toits,
des chambres de bonnes, reliques de l'exploitation des Bécassines
bretonnes soumises au pater familias, occupées aujourd'hui par des
précaires et des Estoniens en Erasmus. C'est bien le seul vestige de
mixité sociale, car les immeubles haussmanniens sont devenus partout
inabordables, sauf là où les pauvres ont (un peu) repris leurs
droits : le Nord Est de la ville. Et encore : bientôt,
pour vivre à Barbes, il faudra bosser chez Mc Kinsey.
Parfois, c'est un
florilège, quand deux conneries se cumulent, c'est pas comme en
maths, ça ne s'annule pas. Exemple : la rue de Rennes, moche et
bruyante, couronnée par la présence gênée de la Tour
Montparnasse, monolithe de plastoc de science-fiction. Et je ne n'ai pas dit qu'on s'était arrêtés
ensuite : allez donc voir l'expo sur l'hôtel particulierparisien à la cité de l'Architecture, vous verrez tous les chefs d’œuvre en péril qu'on a massacrés dans les années 50 pour
faire des bureaux et des appartements « tout confort ».
Et évidemment, je ne parle même pas des injures durables que
constituent Beaugrenelle ou le quartier des Halles.
L'âge d'or de la meringue. |
On peut reprocher
beaucoup de choses à Céline,
mais il avait du goût, et il a bien résumé ce que je pense dans un
passage du Voyage : En attendant mon amante, j’allais me
promener, nuit tombée, jusqu’au pont de Grenelle, là où l’ombre
monte du fleuve jusqu’au tablier du métro, avec ses lampadaires en
chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui
va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de
Passy. Il existe certains coins comme ça dans les villes, si
stupidement laids qu’on y est presque toujours seul. Soyez
honnêtes : vous n'avez jamais déprimé sur ce pont ? Vous
trouvez ça joli, ce gros truc en métal avec des métros poisseux
qui glissent dessus ? Et vous trouvez que c'est une référence,
que Taxi 2 soit tourné ici?
La Vieille Ville de Stockholm. Hé oui. |
Bon, et maintenant que vous avez fini de lire, je peux vous raconter : quand j'ai visité la médina de Fez et les infâmes ateliers des tanneurs, j'ai failli crever d'une crise d'angoisse claustrophobique. J'ai couru vers les remparts, sur une belle place bien nette dégagée par les colons français. Et là je me suis dit : on respire...
La semaine prochaine :
pourquoi je hais le métro.