Avis aux pianomaniaques, ce soir je veux louer Steven
Soderbergh pour son excellent film sur le pianiste Liberace.
Qui est Liberace ? Un prince du kitsch, une folle du
piano à paillettes échappée de sa cage, une bête de scène aux costumes
exubérants. Un mix de Richard Clayderman et Lady Gaga, un hybride fou de Vladimir
Horowitz et Michael Jackson, un faux Liszt du moonwalk pianistique en chemise à
jabot. Une comète éblouissante qui ferait passer Elton John pour un moine franciscain
et Michou, pour un séminariste frigide.
Liberace, un temps l'artiste le mieux payé du monde, avait
un instinct de showman, c'était un cabotin sachant flatter et séduire son
public avec des anecdotes édifiantes et une virtuosité facile, tape à l'oeil.
Dans ses shows à Vegas, il cultive la sobriété : quand il ne vole pas
suspendu à un câble, il débarque sur scène en limousine blanche, en manteau de
fourrure de lapin, avec une traîne royale de 10 mètres. Maestro s'installe sur
son piano à queue scintillant comme une boule à facettes, surmonté d’un immense
candélabre, sa marque de fabrique. D’où le titre du film : Behind the
Candelabra. Chacun de ses concerts est une invitation à entrer dans un univers
baroque et foisonnant. Quel panache ! Quel cinglé !
Liberace affirmait lui-même avoir relancé l'industrie autrichienne
du strass. Sur scène, sa virtuosité clinquante brille de mille feux : ses mains
couvertes de bagouzes 200 carats plaquent sur l'ivoire les grands standards qui
firent son triomphe.
du boogie-woggie, un nocturne de Chopin, du Rachmaninov à la guimauve, du Tchaïkovski en sucre d'orge, rien ne lui faisait peur !
Les fameux « Chopsticks » ressemblent beaucoup à une rhapsodie
hongroise passée par la fête foraine, avec un goût de barbe à papa. Entre deux
morceaux, il raconte des blagues, toujours les mêmes, sur son concert privé
chez la reine d'Angleterre. Comme une sorte d'Horowitz lâché dans l'univers
pop, on reste fasciné par sa capacité à magnétiser le public.
Imposteur ou vulgarisateur ?
Son registre est bien celui de la musique légère, romantique
et jazzy, du classique pour les masses, du piano pour tous... son but avoué
n'était pas de changer le monde, mais de le distraire, en faisant des masses de
cash au milieu du désert. Et il faut le dire, ses arrangements cheap avaient
largement de quoi tourmenter dans leur tombe les grands compositeurs
germaniques.
Mais nous aurions tort de mépriser Liberace. C'était un
bourreau de travail qui prenait très au sérieux sa mission « d'entertainer ».
Sa technique, parfaite, était celle d'un grand pianiste classique. Dans cette
interprétation du deuxième concerto de Liszt,
son jeu passionné et limpide n'a rien à envier à un concertiste de classe mondiale (malgré un orchestre aux sonorités de fanfare de village).
Liberace, le vrai |
Quand il s'agit de jouer « sérieusement » une polonaise de Chopin, en bon vulgarisateur, Liberace pose le stroboscope et met hors concours
un bon nombre des clones chinois actuels.
Il a choisi délibérément d'en rajouter : tours de passe-passe, mains croisées, glissandi et autres saltos arrière de virtuose, des pas de
funambules visuels un peu inutiles mais toujours efficaces à l'applaudimètre.
Le style – pour plaire aux femmes. Le plaisir électrique d'être le meilleur.
Pourtant, même s'il le cachait farouchement à son public
principalement constitué de grands-mères sentimentales aux cheveux rouges,
Liberace était gay. 100 % gay. Soderbergh le présente comme une véritable folle
incarnée de manière hilarante par un Michael Douglas méconnaissable en moumoute
sous trois couches de maquillage, entouré dans sa loge d'une véritable cour de
mignons filtrés par Scott Bakula, très drôle dans son personnage de vieux biker
cuir moustache façon Tom of Finland.
Le film évoque de manière explicite l'idylle passionnée et destructrice
de Liberace avec son grand
amour, Scott Thorson (Matt Damon dans le film), un
gentil garçon de province grimé en éphèbe aux faux airs de Patrick Juvet.
Liberace est tour à tour narcissique et névrosé, séducteur, attachant, flamboyant
et dépressif, admirable et glauque. Entre deux concerts sur le Strip, il
fréquente les glory holes des clubs les plus sordides. Dans son palais de marbre kitsch
rempli de chaises Louis XXXIV et de fauteuils Napoléon VIII, de tapis léopard,
de sculptures en toc et de jacuzzis où il descend tous les soirs une bouteille
de Dom Pérignon, il règne sur un univers de pacotille. Le soir, quand il retire
sa perruque, il devient un tyran domestique doucereux au désir insatiable. Son
toy-boy, voué à distraire la diva à la sortie de ses shows, devient une
desperate house-queen et connaît une véritable descente aux enfers. Le visage
refait pour plaire au maestro, défoncé, meurtri, Thorson finira junkie,
délaissé pour un jeune Apollon imberbe en pantalon moulant.
La vie de Liberace est brisée par le Sida, et on touche du
doigt la tragédie de cet homme qui a cherché toute sa vie à plaire et à aimer,
devenu comme tant de stars esclave de son image, de ses désirs et de son
public. Entouré de séraphins, sous une arche géante de touches blanches et noires,
le maestro tire sa révérence. Drôles et profondément touchants, les deux
acteurs sont au sommet de leur art, en particulier Michael Douglas, qui signe
une performance d'acteur stupéfiante, surpassant Jim Carrey fou d’Ewan
Mc Gregor dans « I love you Philip Morris ». Cette histoire d'amour homosexuelle qu'aucun studio hollywoodien n'a pris le risque de produire
pourrait bien devenir la romance queer de l'année. Et Liberace sera enfin reconnu de
tous comme l’empereur du piano bling.